Cétait un pays perdu, jamais convoité, jamais vraiment désiré. Là-bas, on vivait simplement, de la vie ordinaire des paysans de ces temps-là.
Un pays où il faisait bon vivre, une région sans excès : les terres étaient suffisamment généreuses, les prédateurs suffisamment rares pour que lon puisse les tolérer.
Un pays humide également, ayant souvent la coquetterie de se voiler dans des lambeaux de brume qui faisait disparaître les alentours, isolant plus encore, sil était possible, le village qui sétait logé ici.
Il avait élu domicile non loin dune forêt, qui constituait une source de richesses sauvages : on y trouvait champignons et châtaignes, de quoi améliorer lordinaire des habitants de la région, ainsi que du bois pour le chauffage. À ses abords, elle était peu dense. Toutefois, à mesure que lon senfonçait, elle devenait plus obscure et, rapidement, le brouillard, si souvent présent dans ces contrées, cachait les moindres détails, ne permettant dapercevoir les arbres que juste à temps pour les éviter. Là, entre les chênes centenaires recouverts de mousse, la conscience seffaçait peu à peu, tandis que lon croyait distinguer les signes dun autre monde que personne navait jamais aperçu. Même grand-père, qui affirmait souvent, à la veillée du soir, quil avait vu de nombreux fadets et autres korrigans, ne connaissait que par procuration ce monde fantasmé. Rares, de toute façon, étaient ceux qui se risquaient si loin et ils ny restaient jamais longtemps, courant bien vite vers le refuge salvateur du village, de peur de se perdre dans cet ailleurs improbable.
Le hameau sétait blottit contre une rivière, où lon abreuvait le bétail. On y avait construit un lavoir et lon pouvait y voir, à tout moment de la journée, les lavandières frotter, tordre, battre le linge mais surtout parler, parler de tout et de tout le monde. On pouvait même dire que ces femmes racornies, voûtées à force de se pencher sur le linge, étaient lopinion du village. Cependant, la rivière servait surtout à irriguer les cultures en cas de sécheresses de toutes façons rarissimes et de courtes durées au vu de lhumidité latente de la région et à alimenter le moulin, où les villageois portaient leur grain. Jean, le meunier, était lun des hommes les plus importants des environs, tant par sa carrure que par son statut social. En effet, cet individu bedonnant et au teint rubicond était le chef du village, plus de fait que par élection dailleurs : il était toujours larbitre des différents et présidait à toutes les décisions impliquant lensemble de la communauté. Cétait de toute façon un homme bienveillant, au bon sens apprécié des villageois.
Les chaumières, encerclées par les champs et pâturages, sétaient agglutinées, se serrant les unes aux autres afin de sentir la présence rassurante de ses voisines. Elles sétaient enroulées en une spirale, qui aboutissait à léglise dont le clocher dominait fièrement les environs. Pierre, le curé, était un homme de grande taille, bienveillant et fier de sa mission auprès des hommes. Au centre du hameau, les bâtiments laissaient un espace libre formant une lesplanade circulaire au milieu de laquelle le seul puits des environs trônait fièrement. Il avait de quoi lever le front car cétait auprès de lui que lon allait se désaltérer. Cétait une tâche importante vitale et il sen acquittait avec vaillance.
Les habitants de la région étaient des gens simples, à la sagesse un peu rustique héritée dancêtres qui navaient jamais connu dautre horizon. Comme tout le monde, Thomas et Emmanuelle avaient toujours vécu au village. Ils navaient pas particulièrement envie daller voir ailleurs de toute façon car ils étaient pleinement satisfaits de lexistence quils menaient et des quelques terres quils possédaient. Ils vivaient dans la maison natale de Thomas, hébergeant Marie et Joseph, les parents dEmmanuelle. De son père, elle avait hérité ses yeux clairs mais son visage un peu rond rappelait celui de sa mère. Thomas, au contraire, lavait plutôt allongé, tout comme leur fille Sophie. La petite famille était estimée de tous les villageois et, nétant pas gens à se comporter de manière inhabituelle, vivait paisiblement, bien ancrée dans lhabitude.
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Première partie : le don de Prométhée
Sophie traversa en courant la place du village sans trop accorder dimportance à labbé et nadressant quun rapide salut au puits, qui esquissa une révérence en retour. Elle se précipita vers la forêt, en faisant attention de ne pas perdre ses sabots. Rien ne la pressait réellement, elle avait juste envie de courir. Entre les brumes, sa robe brune une de ces robes de paysannes lui donnait lair dune flammèche vacillant fébrilement au gré du vent. En passant devant le moulin, elle fit signe à Jean, qui lui répondit dun sourire. Sa course folle faisait apparaître deux tâches roses sur ses joues, tranchant avec la subtile pâleur de son teint. Après le moulin, elle passa à côté du lavoir, en ne prenant quà peine le temps de crier de sa voix légère « bonjour ! » aux lavandières, qui bougonnèrent comme à leur habitude car cétait là leur manière dêtre amicales.
On la trouvait plutôt jolie, avec ses cheveux sombres mi-longs et presque bouclés, accentuant la finesse de son visage, ses sourcils arqués soulignant ses yeux en amandes et son nez pointu descendant sur des lèvres et un menton volontaires.
Résolue, voilà un mot qui la qualifiait bien. Depuis toujours, elle était déterminée, dynamique, serviable, quoiquun peu entêtée. Daucuns disaient quelle avait de la personnalité ; des esprits chagrins trouvaient quelle avait un caractère de cochon. De toute façon, dun naturel plutôt enjoué et honnête, elle était appréciée dans le village et nul doute quelle trouverait un mari à la prochaine fête de la Saint Jean.
À lorée de la forêt, elle sarrêta un instant pour chercher le bâton dont elle se servait chaque fois quelle se rendait dans les bois. Plutôt menue, sa petite taille lobligea à sauter pour le décrocher des feuillages où elle avait lhabitude de le dissimuler. Cétait le début de lautomne et elle allait, par cette fin daprès-midi un peu plus brumeuse que dhabitude, à la chasse aux châtaignes
Sophie était toujours surprise de tout ce que Marie était capable de faire avec de simples châtaignes. Elle savait aussi bien en faire un pain quun gruau si lon avait, par extraordinaire, tué la poule. « La châtaigne, cest la base ! » répétait-elle souvent, ponctuant du doigt son discours, en ajoutant : « ctun fruit qui sert à tout. » Dailleurs, dans sa besace, Sophie transportait un pain de châtaignes.
Enveloppées dans leurs bogues, elles couraient entre les pieds de la jeune fille, qui les poursuivait gaiement. Pourtant, peu à peu, la villageoise se laissait gagner par lambiance du sous-bois et devenait songeuse. Bientôt, elle ne faisait plus vraiment cas des châtaignes, qui dailleurs appréciaient cette trêve. Lentement, le jour déclinait, accentuant les ombres, rendant la forêt plus oppressante. Cependant, Sophie ny prêtait pas attention, senfonçant plus avant dans sa rêverie. Inconsciemment, perdue dans ses pensées, elle saventurait bien plus profondément dans la forêt quelle ne lavait jamais fait. Elle se ressaisit à temps pour ne pas ségarer complètement et, se rendant compte de lheure tardive, fit demi-tour, en coupant pour rejoindre le village.
Il nest pas bon de suivre, sans y prendre garde, des chemins que lon ne connaît pas alors que la nuit tombe. La jeune paysanne en fit la douloureuse expérience : alors quelle cherchait à distinguer la sortie dans la pénombre, elle naperçut pas le piège à loup quavait improvisé un des villageois. Ce piège archaïque bricolage perfide, terriblement efficace, assemblage presque cohérent de métal, planches et fils barbelés destinés à déchirer les chairs lui mordit violemment la jambe. La pauvre villageoise faillit bien sévanouir tant la douleur qui lui vrillait la cheville était intense. Elle regarda les mâchoires de clous rouillés qui lui enserraient la jambe, la terrible blessure que lui infligeait le piège et laissa éclater sa souffrance en un cri déchirant, avant de sangloter. Frénétiquement, elle tenta, en se servant de son bâton comme dun levier, de desserrer cette étreinte dacier. Plus elle se débattait et plus les mâchoires devenaient implacables. Son bâton ployait mais le piège à loup ne voulait rien savoir. Dans une plainte, Sophie fit une ultime tentative. Le bâton, incapable de soutenir plus longtemps leffort, se brisa, abandonnant un groupe déchardes dans sa blessure. Ces épines plantées dans la plaie béante lui firent découvrir de nouvelles nuances dans des registres dont elle ignorait lexistence sur lorgue de douleur quétait devenu son corps et qui jouait une mélopée senflant, se gonflant, samplifiant au-delà du supportable. Soudain, prise dhystérie, ne sentant presque plus la géhenne que lui infligeait lorganiste dément, elle saisit le piège à pleines mains dans lespoir de le faire céder. Las ! Il refusait de la libérer : elle ne parvint quà entailler en plusieurs endroits ses mains blanches, qui lentement se teintaient de rouge, tout comme sa robe à lendroit où le piège appliquait sa douloureuse morsure. L'affrontement était fini : il avait vaincu.
Il est des moments où la détresse est telle que lon croit que seul un miracle peut vous sauver. Cest ce que pensait Sophie, se voyant prisonnière dun monstre de métal, seule dans une trop grande forêt et blessée tandis que le soir tombait. Pourtant, ce quil advint était si simple. Un homme ou plutôt une grande silhouette sombre, sappuyant sur un bâton et portant une outre et une besace passait là. Il la trouva sanglotante, déjà résignée. Dans lobscurité, Sophie avait peine à distinguer les traits de lapparition, tout au plus parvint-elle à deviner ses yeux perçants. Lhomme posa son bâton et ses affaires. Lorsque son regard croisa celui de Sophie, elle se figea : au fond de ses yeux, lhomme avait vu quelque chose, elle ne savait quoi, dont il semblait faire grand cas.
Doucement, il sapprocha delle. Dune main très sûre et avec une infinie délicatesse, comme sil le caressait, il ouvrit le piège sans la moindre difficulté. Engourdie par la douleur, Sophie libéra sa jambe en gémissant sous leffort. En se servant de leau de son outre et dun tissu tiré de sa besace, lhomme lui nettoya la jambe et les mains. Puis il sortit un pain de son bagage. Malgré la faible lumière, à l'aspect un peu sombre de sa mie, Sophie constata quil sagissait dun pain de châtaignes, comme le sien. Il en prit un morceau quil mâcha consciencieusement avant de le recracher, de le mêler à quelques herbes et de létaler sur sa blessure. Elle poussa un petit cri et se raidit lorsquelle sentit le picotement de lemplâtre mais se détendit bien vite en sentant combien cela la soulageait. Alors, lhomme lui fit un bandage de tissu et laida à se relever, avant de rassembler ses affaires et de disparaître derrière un arbre. Elle neut pas même le temps desquisser un remerciement ; lapparition navait pas proféré un son.
Elle rentra chez elle, boiteuse, en ressassant ce qui sétait passé, tandis que chaque battement de son cur ravivait un peu la douleur dans son mollet. Elle sefforça de comprendre ce que pouvait être cet homme. Elle ny parvint pas. Trop troublée pour se hasarder dans lenceinte du village, craignant soudain le regard des autres, elle fit un détour et passa par des chemins rarement empruntés qui la conduisirent jusque derrière chez elle.
À ses parents, marqués quand bien même ils sen défendaient par les superstitions de la région, elle se borna à raconter lessentiel, restant très évasive, à la fois parce quelle ne voulait pas trop les effrayer sa blessure était suffisante et parce quelle était finalement incapable dexpliquer ce quil était réellement advenu dans les bois. Elle avait été blessée et on lui avait fait un emplâtre, cela était certain ; pour le reste, elle nétait pas capable de dire si elle navait pas rêvé, en proie à quelque hallucination provoquée par la douleur. Les yeux verts, presque transparents, de sa mère avait trahi son inquiétude. Son père avait voulu se montrer rassurant. Ses efforts furent vains et cest en silence que lon mangea le bouillon, avant de sinstaller autour du feu pour la veillée.
Grand-père sinstalla, comme à son habitude, dans la petite alcôve de lâtre, à la place du conteur, tandis que les quatre autres membres de la famille sasseyaient sur les bancs qui lui faisait face. Dans le regard de Joseph, on devinait la lueur qui y apparaissait chaque fois quil attendait de se faire prier dentamer un récit. Cétait là le rôle de Thomas, étant le chef de famille : « nous técoutons, » dit-il. Le vieil homme décida alors dégayer lambiance un peu lourde de cette soirée en racontant une histoire légère, un conte plein de bonne humeur et dentrain.
Sophie nécoutait pas. Elle regardait le lard pendu à fumer dans la cheminé, elle observait les flammes dessiner des ombres étranges, découper les figures de ses parents et souligner les rides et les cernes du visage marqué par les ans de Joseph.
Soudain, un bruit résonna : quelquun frappait à la porte. Quelquun qui, dune voix grave, dit :
« Accordez l'hospitalité à un simple voyageur, bonnes gens. »
Les membres de la famille échangèrent des regards dincompréhension au son de cette voix étrangère. Après un court instant, Thomas alla à la porte et lentrouvrit prudemment. Dans lencadrement apparut un homme au visage sans âge, quoique le sillage de ses rides, dans sa peau légèrement cireuse, permît de lire une vie emplie de tourments. Ses longs cheveux gris et filandreux encadraient son fin visage, cachant ses oreilles. Il avait un nez droit, descendant sur des lèvres minces. Quant à ses yeux, ils étaient à demi cachés par lombre de son chapeau à larges bords mais son regard était dune telle force quon les devinait, sous ses sourcils fournis : petits, noirs et enfoncés. Cétait un regard perçant transperçant, cherchant à jauger les recoins les plus sombres de lâme.
Cette haute silhouette sortie de la nuit, émaciée filiforme, était presquentièrement dissimulée par ses vêtements sombres et amples. Les seules couleurs de son costume étaient le brun et le noir. Il portait des chaussures de cuir sans forme précise, un pantalon large et, sur une chemise simple, une fourrure à peine tannée. Thomas ouvrit en grand la porte et sécarta pour laisser entrer létranger, qui le remercia dun hochement de tête. En passant le seuil, il abandonna son bâton, sa besace et son outre, conservant seulement le sac de bure quil portait sur lépaule. Apercevant cet homme, Sophie sursauta.
Tout le monde semblait figé, comme si létrange apparition avait imposé le calme et le silence. Le nouvel arrivant sinstalla auprès de Sophie, en posant lentement son sac à ses pieds. Lorsque celui-ci toucha le sol, la jeune fille cru voir son contenu remuer mais elle ne pouvait dire si les ombres fugitives du feu ne lavaient pas trompée. Le regard du voyageur balaya la pièce, puis il se tourna vers Sophie. Bien quil chuchotât et quelle seule pût lentendre, sa voix profonde, basse et posée fascinante, semblait emplir toute la pièce :
« Jai lespérance que ta blessure ne te fait pas trop souffrir mais laissons toutes craintes : lemplâtre que jai confectionné devrait bien vite la faire disparaître. Cependant, ce nest pas lobjet de ma visite. En fait, je voulais te présenter un mien ami. »
Il ramassa le sac à ses pieds et le posa sur ses genoux. Toujours cois, ses hôtes le virent prendre la main de Sophie et lattirer à lintérieur. La petite paysanne tremblait, non pas de peur mais par nervosité : elle sentait limportance de ce qui se passait. Dans le sac, il y avait quelque chose de chaud et couvert dun doux duvet de poils. Elle compris dun coup quil sagissait dun louveteau. Au moment où la main de Sophie effleurait son flanc, il la mordilla gentiment, affectueusement même.
Le regard de la fille croisa celui de lhomme. Il était à la fois dur et protecteur, encourageant. Cétait le regard quarbore un maître pour une phase importante de linitiation de son élève :
« Il ta adopté, désormais
»
Sophie, tandis quelle le caressait en souriant, sentit le contact humide et légèrement râpeux de la langue du petit animal sur sa main. Les autres membres de la famille ne pouvaient voir ce que contenait le sac mais le sourire de la jeune fille les avaient rassurés. Pris par la solennité de létrange individu, ils ne posèrent pas de question, ne réagirent toujours pas. Toutefois, ils étaient troublés : quelque chose, dans lallure de lhomme, ne leur disait rien qui vaille. Ils voyaient même dun mauvais il quil parle ainsi en privé à leur fille, craignant que son regard perçant ne soit le vecteur de quelque mauvaise influence, comme sil pouvait, en quelque sorte, lui jeter un sort.
Thomas ferma la porte et Emmanuelle offrit un peu de bouillon au nouveau venu mais la soirée ne se prolongea pas. Marie sempressa de lui montrer le chemin de la grange et, ainsi, tout le monde pu gagner sa couche. Sophie invoqua le sommeil, qui se refusait à venir. Elle resta dans un état de demi-rêve, la conscience presquen éveil, tandis que devant ses yeux mi-clos défilaient, sans ordre apparent, les images de la soirée.
Un bruit dehors, du côté du hangar, interrompit le cours de ses divagations. Elle se dressa sur son séant, lesprit embrumé, puis enfila discrètement sa robe. Dans la chambre, ses parents dormaient paisiblement : elle seule avait entendu le léger grincement de la porte du fenil. Elle se faufila jusque dans lautre pièce et entrebâilla lhuis pour voir ce qui se passait à lextérieur. Lhomme sans âge venait de quitter la remise. En prenant soin de ne pas trop sappuyer sur sa jambe encore douloureuse, Sophie se glissa dehors, jeta un rapide coup dil dans la grange et constata quil emportait toutes ses affaires. Alors, elle se lançât dans la direction quil avait empruntée.
La jeune villageoise prit ainsi sa suite, irraisonnablement attirée par cet homme qui, elle le sentait confusément, avait scellé son destin. Peut-être était-ce le souvenir de ce regard exceptionnellement intense qui la poussait ainsi à oublier toute prudence. Curieusement, alors que rien ne permettait de savoir sil avait perçu sa présence et quoique marchant dun bon pas, il semblait se laisser suivre, comme si elle devait voir ce vers quoi il se dirigeait. Empruntant le sentier, il traversa les pâturages pour rejoindre le carrefour des Trois Chemins. Celui là venait de la forêt non loin, cet autre des champs, tandis que le dernier, bien sûr, ramenait à la douceur protectrice du chez soi. La nuit et le brouillard rendaient ces lieux, si familiers de jour, inquiétants et comme inconnus. Sophie croyait découvrir dun coup un autre monde, celui de la nuit, où tout nest quombre, où létranger peut surgir de nimporte où.
À quelques pas de là, on avait érigé une croix de pierre afin de recommander les voyageurs à la grâce de Dieu. Sophie profita de ce couvert pour observer discrètement la scène. Entre les lambeaux de brume, la lune gibbeuse découpait la silhouette longiligne de lhomme sans âge. Sous la pâle lueur, ses vêtements sombres le faisaient passer pour une ombre parmi les ombres, un spectre de la nuit ayant acquis, pour un temps, une tangibilité disputée par la brume couvrante. Il se dressait là, immobile, appuyé sur son bâton, son regard noir et perçant fixant au loin quelque chose quil était le seul à apercevoir. Bientôt, quelque part dans les environs, un loup hurla, puis un autre, puis encore un autre. Sophie frissonna : rapidement, lespace fut empli des hurlements de ses créatures quon lui avait appris à craindre. Elle réprima dailleurs un mouvement de peur lorsque, de lobscurité propice à la dissimulation quoffrait un bosquet darbres, surgit un vieux mâle, qui sembla lui jeter un regard glaçant ou complice, elle naurait su le dire avant de se coucher aux pieds de lhomme.
Cétait un loup magnifique. Au garrot, il atteignait près de trois pieds, pour plus de quatre de long, sans compter la queue. Son crâne allongé, aux oreilles triangulaires et aux yeux obliques jaune or fascinants, était encadré par une magnifique crinière sombre qui tranchait avec le pelage gris de son dos et le blanc de sa gorge et de son ventre. La jeune fille avait dun coup cette certitude : cétait le dominant, dune force suffisante pour ne pas avoir été banni de la meute malgré son grand âge et qui nacceptait de se soumettre à personne, excepté ce voyageur étrange.
Lentement, se faufilant, glissant à travers les ombres, toute une meute sapprocha et fit un cercle autour de lhomme. Cest dans un état dexcitation intense, contenant mal son trouble, que Sophie le vit séloigner, suivit de cette troupe improbable, tandis quil lui sembla que, une dernière fois, le vieux mâle lui jetait ce regard ambigu. Il paraissait pourtant impossible quil lait aperçu au travers du petit monument, qui la masquait à la vue de quiconque.
Elle resta dans sa cachette longtemps après que tout fut fini. Au bout dun moment, commençant à sentir le froid de la nuit, Sophie fit demi-tour et emprunta le chemin qui la ramènerait chez-elle en traînant les pieds, songeuse. Une fois quelle eut retrouvé son lit, le sommeil vint de lui-même.
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Deuxième partie : lenvol du Phnix
Au petit matin, la brume sétait dissipée, découvrant la plaine inondée de rosée. En se levant, le soleil envoya ses rayons frôler les herbes, créant des jeux de lumières nouveaux en traversant les myriades de lentilles de cristal quétaient ces gouttelettes abandonnées par lhumidité de la nuit. Dans la pâleur du petit jour, les prés, soudain devenus presque violets, semblaient avoir ré-éclos, à la fois inchangés et nouveaux. Sophie sétait éveillée peu avant laurore, encore troublée par les évènements de la veille. Elle se trouva soudain émue par ce paysage quelle croyait découvrir pour la première fois, comme si ses sens sétaient éveillés, plus aigus, plus perçants quavant. Il lui semblait distinguer pour la première fois non seulement les couleurs de laube mais aussi des odeurs et des sons auxquels elle navait jamais prêté attention jusquici.
Elle alla chercher de leau pour sa famille, qui nétait pas encore levée. En traversant le village, elle crut déceler dans latmosphère comme une hostilité ; en elle sourdait le sentiment dêtre rejetée, comme si elle était devenue soudain indésirable. Il lui sembla même, lorsquelle se pencha au-dessus de sa margelle, que le puits la regarda dun il oblique : à croire quil ne la reconnaissait plus.
En retournant chez elle, elle trouva toute la maisonnée debout, prête à safférer. Lorsque Sophie leur annonça quelle avait vu partir létranger peu avant laube, alors quelle allait chercher de leau elle pensa quil valait mieux se fendre de ce petit mensonge plutôt que de les effrayer, ses parents marquèrent leur soulagement. Plus encore, ils lui signifièrent quelle sétait par trop intéressée à cet individu, dangereusement attirant, qui ne pourrait jamais amener rien de bon. La jeune fille sentie une soudaine distance entre elle et eux, comme sils étaient terrorisés par le nouveau monde que lui avait fait découvrir lhomme sans âge. Même Joseph, qui vantait si souvent les grandeurs de Faërie, avait ce curieux réflexe de défense, comme terrifié à lidée quelle puisse emprunter le chemin menant vers cet ailleurs.
Ce jour là fut morose. La jeune fille vaqua aux travaux des champs mais sans trop prendre garde à ce quelle faisait. Elle faillit bien dailleurs, plusieurs fois, perdre sur le chemin une partie des graines quelle avait pour semailles. Dans les champs, les ouvriers agricoles la regardaient de travers, comme si elle était soudain le sujet dune défiance, prête à se muer en aversion au premier signe détrangeté de la part de Sophie. Elle entendit les lavandières chuchoter lorsquelle passa à côté du lavoir et son ouïe, devenue subitement plus fine, lui permis de distinguer quelques mots, qui laissaient présager dun revirement dopinion à son égard. Elle surprit une vieille, tout aussi tordue que le linge quelle essorait, murmurer : « elle a croisé lerrant dans les bois. » Une autre, au corps fripé à trop prendre lhumidité, rétorqua : « cela apportera la peine dans le village. » Dune manière assez étrange, alors que personne nen avait parlé, tous les habitants de la région semblaient se douter des incidents de la veille. Dailleurs, sur le palier du moulin, Jean lavait observée, le front ridé par linquiétude.
Avant de rentrer chez elle, le soir, lassée dêtre dévisagée par tout le village, elle se réfugia dans léglise. Le père Pierre la trouva, recroquevillée sur un banc, ruminant son amertume. Lorsquil lui demanda ce qui se passait, Sophie fondit en larmes et se blottit dans les bras du curé. Ils restèrent ainsi un moment, le temps pour elle dévacuer toute la frustration accumulée pendant la journée. Finalement, elle reprit ses esprits et regarda labbé, qui lui adressa un pauvre sourire. Alors, elle se leva et rentra chez elle, sans remarquer les ombres qui obscurcirent le regard de Pierre lorsquelle lui tourna le dos.
Quelques semaines sécoulèrent. Les jours avaient commencé à raccourcir et le froid sannonçait. Un matin, on retrouva dans un pré la carcasse entièrement dévorée dun agneau et lon constata labsence de quelques têtes dans le troupeau éparpillé. Une partie de la clôture avait été arrachée et lon pouvait suivre des traces senfonçant vers la forêt. La piste avait été laissée par un canidé particulièrement pesant ou plutôt une troupe de fauves qui sétaient suivis à la queue leu leu, cachant ainsi leur nombre. Tous ces indices permettaient cette certitude : cétait une meute de loups qui avait perpétré ce massacre.
La décision dorganiser une battue fut rapidement prise. On se devait dagir le soir même et de chasser le Démon de la forêt. Tout le village y participa, y compris Sophie, qui pourtant doutait du bien-fondé de cette entreprise. Après tout, ces créatures étaient tout autant touchées par les frimas approchants que la petite communauté. Ces fiers prédateurs navaient finalement fait que chercher la nourriture là où elle se trouvait, plutôt que de laisser la famine les vaincre.
Pour un observateur extérieur, le long défilé des villageois se dirigeant vers la forêt, armés de fourches et de torches, formait un spectacle dune beauté cruelle et déroutante. Cette chenille incandescente qui senfonçait, vengeresse, dans le sous-bois, lilluminant dune impitoyable lueur rouge orangé, semblait être une créature de flammes : lincarnation de la haine des villageois.
Sophie, qui avait suivit la foule en traînant des pieds, ne sétait pas armée et avait négligé la torche quon lui avait tendue ; lorsquelle avait croisé le regard réprobateur du distributeur, son animosité avait conforté Sophie dans son refus. Dailleurs, elle se sentait très indifférente à la colère des villageois et, même, plus solidaire des loups que de cette foule imbécile et hargneuse.
La jeune fille laissa volontairement séloigner le serpent de lumière pour se réfugier dans lobscurité complice du sous-bois. Elle déambula, un rien maussade, se défiant de cette colère irraisonnée. Sans y prendre garde, ne regardant pas devant elle, elle retourna vers le lieu de sa rencontre avec létrange apparition, alors quelle était prisonnière du piège artisanal et cruel.
Brutalement, un bruit dans les feuillages la ramena à la réalité. La peur la saisit et elle chercha fébrilement une échappatoire : la cernant de toutes parts, il lui semblait voir les yeux fascinant de la meute de loup.
La paysanne crut apercevoir une trouée vers laquelle elle se jeta mais elle avait présumée de ses forces : sa jambe meurtrie nétait pas encore prête à supporter un tel effort et se déroba sous son poids. Elle sétala de tout son long sur un tapis de feuilles mortes. Bientôt, elle vit glisser dans lobscurité les ombres des créatures. Elle se sentit alors vaincue, prête à subir linévitable. Pourtant, nétait-ce pas là, entre les arbres, la silhouette de lhomme au regard pénétrant ? Elle eut alors le fol espoir quil pourrait, cette fois encore, la tirer de la situation périlleuse dans laquelle elle était tombée.
Ce ne fut pas nécessaire car les loups nétaient pas agressifs. À la suite du vieux mâle, ils quittèrent le couvert pour sallonger auprès delle. Il la léchèrent gentiment, jouèrent avec elle. Sophie se sentit alors parfaitement bien, comme si elle sétait trouvée un groupe damis, une seconde famille. Lentement, lhomme sans âge sapprocha et lança à Sophie un regard approbateur. Les loups aidèrent la petite demoiselle à se relever, de telle sorte quelle fit face à lapparition. Pendant un temps, ils sobservèrent silencieusement. Puis, lhomme lui fit signe de le suivre tandis que, accompagné des autres bêtes, il emboîtait le pas au vieux mâle. Ils atteignirent bientôt lorée de la forêt. Alors, la meute séloigna, non sans lui jeter un dernier regard prévenant. Sophie, dont lacuité des sens semblait avoir encore décuplé, les observa tandis quils disparaissaient entre les arbres, puis sen retourna au village.
La battue ne donna rien. Les paysans eurent même le sentiment que le Malin avait averti les loups. Dailleurs, leur attitude envers Sophie avait été comme une accusation muette, comme sils lui reprochaient de ne les avoir suivis que pour prévenir ces bêtes sauvages et sanguinaires. Au fur et à mesure de lécoulement des jours, elle se sentit même, à chaque fois quelle passait à côté du lavoir, la cible de ragots de plus en plus fielleux.
Les travaux dans les champs devenaient plus difficiles à mesure que le froid sintensifiait et tous étaient impatients den finir. Comme chaque année, les habitants du hameau étaient moroses, puisquil ny avait jamais de bonne saison : soit que les pluies fussent trop abondantes, soit pas assez, soit que la température fut trop importante, soit pas assez. Sophie, elle, avait trouvé un moyen inattendu de rompre avec la monotonie. Elle rejoignait tous les soirs lhomme dans les bois, qui lui apprenait : les simples, les moyens de guérir à laide demplâtres composés dherbes judicieusement choisies, les bruits de la nature, le langage des animaux, comment tirer parti de chaque saison et de chaque richesse de lenvironnement
Tant de choses si merveilleuses, si éloignées de la routine, si étrangères des préoccupations des villageois et qui, pourtant, pouvaient se révéler si utiles.
La jeune fille changea, pas simplement moralement mais aussi physiquement. Ses cheveux devinrent plus longs, accentuant davantage lallongement de son visage et ses yeux, marrons, plus sombres. Plus sombre également devenaient ses vêtements, tandis quelle avait troqué ses sabots pour des chaussures plus adaptées aux longues marches dans la forêt.
Les jours passèrent, devenant des semaines, puis des mois. Lentement, lautomne céda la place à lhiver et, bientôt, les brumes se confondirent avec la neige, transformant le paysage en une gigantesque étendue blanche. Il fallait désormais le regard acéré de Sophie pour apercevoir, terriblement atténués, les ombres des arbres de la forêt ou des collines alentours. La saison des travaux des champs était finie et, maintenant, on vaquait aux mille petites tâches dintérieur, tel que le rempaillage des chaises ou la fabrication de paniers dosier que lon pourrait vendre au marché.
Lattitude des autres envers Sophie se dégradait lentement. Elle devenait peu à peu lobjet dune crainte, qui menaçait de se changer en haine. Même sa famille se méfiait delle à présent et même le puits avait cette attitude de défiance. Elle crut arranger les choses en prodiguant quelques soins aux hommes et aux bêtes, pensant quainsi, se rendant utile à tous les villageois, elle serait reconsidérée par la communauté. Il nen fut rien ; les lavandières évoquaient même parfois, à demi mots, la sorcellerie. Ce que le village voyait en elle, ce que chacun pouvait lire dans son regard, était par trop étrange pour ces simples paysans. Ils étaient terrorisés par lunivers occulte vers lequel elle se dirigeait.
Au fil des semaines, elle pris lhabitude de sisoler dans léglise le soir, afin déchapper pour un temps à ces individus limités. Là, elle espérait trouver un havre de paix et une personne complaisante à qui se confesser. Hélas, le curé devenait tous les jours plus froid et distant, semblant partager lavis des lavandières et donc de tout le village.
Un jour que la frustration devint trop forte, Sophie éclata en sanglots. Pierre, en la voyant, ne broncha pourtant pas. Lorsque sa crise de larmes fut calmée, elle lui fit part du changement dattitude dont le village faisait preuve à son égard :
« On ne me considère plus comme avant, » avait-elle dit, « jai limpression quon me craint, quon se défie de moi. Tout à coup, le village me regarde comme jamais il ne lavait fait.
Il ne faut pas leur en vouloir, ils se font du souci pour toi, » avait rétorqué le père. « Et puis, tu sais
Quelque chose est apparu dans ton regard, quelque chose qui fait peur. Tes yeux sarrêtent désormais sur le moindre détail et tu sembles chercher à percevoir au-delà de ce qui est immédiatement visible. Tu ne regardes plus le monde comme avant. Que cherches-tu derrière les choses, quel ailleurs désires-tu atteindre ? Tu nous effraies un peu ; il ny a rien dautre à voir que la terre qui porte les blés et le ciel où passent les nuages. Pourtant, tu fouilles au-delà. Je tavertis : prends garde car tu taventures sur une voie qui tégarera ! Reviens parmi nous, ne cherche pas un autre monde, il ny en a quun seul : celui du Seigneur ! »
Sophie ouvrit de grands yeux et dévisagea le prêtre, se rendant soudain compte quil sagissait dun étranger. Elle prit alors la fuite et courut à travers le village, comme poursuivie par un démon, laissant le vent lui balayer les larmes qui perlaient de nouveau à la commissure de ses paupières. Le regard noyé, elle séloigna du hameau, sans distinguer où elle allait, sans même percevoir le regard sombre que lui lança le puits. Lorsquenfin elle sarrêta, exténuée, elle se rendit compte quelle était aux abords de la forêt, là où ses pas la ramenaient toujours. Le jour déclinait doucement et le brouillard sétendait de nouveau. Cest alors quelle aperçut non loin, entre deux arbres, la silhouette de lhomme sans âge.
Il était apparu, entre deux voiles de brouillard, dun coup tellement proche quelle aurait pu le toucher. Leurs regards, devenus si semblables, se croisèrent et se soutinrent mutuellement. Ils restèrent longtemps immobiles dans le bois hivernal, tandis que le soir tombait. Puis, lentement, lhomme se tourna et linvita à le suivre. Alors, marchant dun bon pas, ils se rendirent au carrefour des Trois Chemins. Il fixèrent tous deux la même direction, regardant quelque chose quils étaient les seuls capables de discerner. Bientôt, un loup hurla, puis un autre, puis encore un autre. La symphonie lupine senfla jusquà emplir tout lespace. Lentement, le vieux mâle se faufila entre les ombres et vint se coucher à leurs pieds. Un autre loup les rejoignit, puis un autre, puis encore un autre. Ils se trouvèrent bien vite en présence de toute une meute.
Ils séloignèrent alors et traversèrent le pays, devenu si étrange et si grandiose sous la pâle lueur de la lune reflétée par les voiles de brume encore attachés à la plaine. La demoiselle découvrit enfin entièrement ce monde quelle navait fait quentrapercevoir : elle avait trouvé sa place.
Ensemble, ils traversèrent les plaines toute la nuit et, peu avant laurore, ils retournèrent vers la croisée des chemins pour se séparer. Cela ne fut en rien tragique, ce ne fut en rien un adieu, certaine quelle était désormais de toujours les retrouver, de faire maintenant partie de leur univers. Toutefois, le dernier regard que lui adressa le vieux mâle la troubla : quoiquil sembla lui souhaiter la bienvenue, elle crut y déceler une pointe damertume, comme sil était temps pour lui de disparaître.
Sophie rentra chez elle et se coucha. À son réveil, le soleil était déjà sous lhorizon, laissant le champ libre à la lune. Alors quelle posait les pieds à terre, son regard fut attiré par un sac de bure qui était posé au milieu de ses affaires. Curieusement, son contenu semblait vivant, remuant un peu. Elle écarta délicatement les rebords du sac et sourit en y voyant un louveteau endormi. Elle avait, enfin, compris.
Elle prit une besace, quelle chargea de quelques affaires et provisions, et une outre, quelle remplit dans la rivière. Puis, jetant le sac sur son épaule, elle se rendit dans la forêt. Là, elle choisit un bâton avec lequel elle assura sa marche. Elle retourna à la croisée des chemins et elle fixa ce point quelle navait jusqualors perçut quen présence de lhomme sans âge. Elle ne bougea pas lorsquelle entendit les loups hurler. Surgissant de lobscurité complice, un grand mâle approcha, un loup au regard familier pénétrant, qui la fixa, bienveillant. Il fut rejoint par toute une meute. Alors, elle séloigna, suivit par cette troupe et quitta les plaines.
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Le lendemain, son absence fut bien vite remarquée. Elle était devenue un sujet dinquiétude pour tout le hameau, qui désirait tant la retenir, lui éviter de se perdre sur un chemin si dangereux. Lorsque ses parents annoncèrent sa disparition, tous les villageois participèrent aux recherches. Cest Jean qui la retrouva ou plutôt qui trouva sa robe noire, qui gisait dans un buisson. Ce fut tout ce que lon rapporta. On dut se rendre à lévidence : des loups, rendus fous par la faim, lavaient dévorée, ne laissant rien dautre que cette robe comme trace de leur méfait, ayant même, dans leur folie sanguinaire, englouti les autres affaires quelle avait emportées et qui manquaient dans sa malle. On se résolut donc à porter son deuil. On excusa son étrangeté et, même si son comportement des derniers temps navait pas été des plus méritants, elle eut droit à un enterrement chrétien Dieu pardonne toujours, quoique le cercueil enseveli sous sa tombe fut vide. Emmanuelle pleura longtemps sa fille disparue, désirant éternellement se rappeler delle comme de cette petite demoiselle enjouée quelle avait toujours été et serait toujours ou du moins quelle avait été jusquà son accident dans la forêt. Elle voulait garder le souvenir de Sophie et non de cette étrange jeune femme, qui lui ressemblait pourtant et qui avait pris sa place.
Cependant, alors quelle croyait que rien ne pourrait effacer ce drame, le miracle de la vie dissipa les ombres du passé. Emmanuelle et Thomas trouvèrent à nouveau le bonheur en contemplant leur fils, un bel enfant au regard écarquillé sur le monde, quils nommèrent Mathias.
Le quotidien reprit son cours et le village se recroquevilla un peu plus autour de son puits. Néanmoins, cette tragédie ne fut pas vaine car on raconta longtemps lhistoire de Sophie, pour mettre en garde les plus jeunes, afin quils ne cherchassent point à saventurer sur le chemin dun autre monde, qui de toute façon nexistait pas. Certains prétendaient, toutefois, quelle arpentait encore les environs et quun jour elle réapparaîtrait. En observant ces villageois un rien superstitieux croire soudain en limpossible, on eut dit que, imperceptiblement, une fenêtre sétait entrouverte, par laquelle soufflait un air nouveau. À travers ce zéphyr, on pouvait sentir de nouvelles fragrances ne semblant pas venir de ce terroir.
Cétait un pays à la périphérie duquel les fantasmes avaient pris pied. Si lon acceptait de ne plus sacquitter de son tribut à la réalité, il y était si simple de suivre des chimères, daccompagner les spectres et de se fondre dans leur univers.
Un pays où les fantômes toutes les fadaises étaient bien plus présents quailleurs. Ils étaient là, toujours, guettant les vivants, se jouant deux. Là était leur royaume. Entre les brumes, ils savaient se faufiler, égarant les fous qui avaient cru pouvoir les suivre. Ici, pour qui savait sy prendre, disparaître nétait pas chose difficile mais ô combien plus difficile était-il de réapparaître ; ô combien plus difficile était-il de laisser une trace, dexister encore dans les mémoires
Un pays où la brume, bien souvent, faisait voltiger des phosphènes à la périphérie du champ de vision. Ici et là, des volutes évanescentes dansaient, puis vacillaient. Finalement, elles disparaissaient, tout simplement.
Yoann LE BARS
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