Automne 1976.
« Allez, dépêche-toi davaler ta soupe sinon jappelle la Michoule !
Oh non maman, pas la Michoule sil te plait, je ne veux plus quelle revienne
»
Automne 2006
« Debout les enfants, cest lheure de prendre votre petit déjeuner !
Maman, pourquoi quon est obligé de se lever si tôt ?
Dabord on dit « pourquoi est-on obligé de se lever si tôt » et puis, cest la rentrée, il ne faut en aucun cas rater votre premier jour décole !
Mais jaime pas lécole moi.
Ecoute ma chérie, on est obligé dy aller sinon plus tard tu ne pourras pas gagner de largent pour toffrir plein de cadeaux.
Les cadeaux, je préfère ceux du père Noël, au moins on les paye pas, hein maman ?
Oui. Bon, dépêche-toi de thabiller, papa vous attend tous les trois dans la cuisine. Il a pris un jour de vacances juste pour vous.
Vanessa descendit les escaliers en colimaçon puis rejoignit son mari, affairé aux grands préparatifs des rentrées scolaires annuelles. Quelques croissants grillaient sur la plaque chauffante, laissant échapper à loccasion des parfums pâtissiers. Une odeur de lait préchauffé glissa dans des bols, sentremêlant sensuellement avec une poudre chocolatée infecte. Stephen plongea ses mains sous leau tiède et sexclama :
Ca y est ! Une rentrée de plus à ajouter sur la liste des « jai encore pris un an ! »
Vanessa esquissa un sourire léger, sinstalla sur sa chaise favorite et laissa échapper un soupir dangoisse maternelle. Elle ne put contenir ses larmes anxieuses qui dégringolèrent sur ses pommettes rosées, linstinct de protection parental faisant foi à neuf heures tapantes dans la matinée. Elle se tourna vers son époux et balbutia :
Tu te rends compte, nous nen aurons plus quun à la maison.
Ils ne nous abandonnent pas, dis-toi simplement quils partent en voyage mais
quotidiennement. Ce sera un peu comme lorsquils partent avec tes parents, camper dans la jungle sauvage dun camping New-Yorkais !
La jeune femme se blottit contre le torse de Stephen, laissant échapper un sanglot de crainte. Le déclic du grille pain sursauta et deux toasts grillés sortirent de leur fourneau tel un pantin désarticulé bondissant de sa boite à musique. Deux petits pieds nus firent soudain leur apparition prés de la table majestueuse. Un petit blondinet murmura :
Maman, je trouve pas mes chaussures, où quelles sont ?
Mais enfin mon petit bonhomme, tu nas pas besoin de tes chaussures. Ce nest pas encore ton tour daller à lécole. On verra lannée prochaine quand tu auras quatre ans.
Quand jaurai comme ça ?
Il tendit sa minuscule menotte et dressa ses quatre premiers doigts. Vanessa lui rendit son sourire et monta à létage à la recherche de ses aînés retardataires. Cynthia, calfeutrée sous son drap fleuri, contenait sa respiration afin de ne pas être la proie dune maman pressée. Ses orteils gigotaient calmement, faisant chavirer à loccasion des peluches aventureuses. Vanessa sassit prés du traversin et toquant contre la table de chevet, chuchota :
Toc Toc !
Qui est-là ? demanda Cynthia.
Ta jolie petite robe qui attend patiemment que tu viennes la chercher.
Cest pas vrai. Cest maman jen suis sure !
Ah bon ? Tu en es vraiment sure ?
et pourquoi tu ne vérifierai pas toi même en enlevant cette vilaine couverture qui cache le bout de ton museau ?
Cynthia retira le linge et observa longuement le visage de sa maman. Elle se gratta le nez et dun air suppliant, implora sa mère de ne pas la mener à lécole communale. Celle-ci haussa le ton de sa voix et la mort dans lame, ne pu quobliger sa fille à enfiler ses vêtements « pré-préparés ». La petite fille empoigna ses habits et, les yeux brouillés de larmes amères, se résigna à accomplir sa tache quotidienne, lécole. Vanessa traversa le couloir et rejoignit son aîné, William, occupé à peaufiner ses « pics » cristallisés sur le sommet de son crane brun. Patiemment, il fignolait avec précision chaque épis émergeant de sa chevelure fournie. Sa mère lui déposa un baiser sur sa joue moite mais il le repoussa violemment. Ladolescence. Celle qui refoule les parents des enfants, celle qui balaye les baisers maternelles mais qui ensorcelle les disputes familiales, un sortilège commun à chaque période de la vie dun être vivant, un intervalle péniblement difficile à combattre, mais un passage obligé à tous. Vanessa fit mine de ne pas percevoir les gouttelettes monter à ses paupières et redescendit le colimaçon. Elle ouvrit la porte-fenêtre du salon et sexclama :
Tiens, on dirait quil va pleuvoir aujourdhui. Le ciel commence à se couvrir.
Il serait temps quon ait un peu deau, répliqua Stephen, ça fait plus de trois mois quon na pas vu de belle averse et les fleurs commencent à tourner de lil dans le jardin.
William descendit à son tour les escaliers et rejoignit son petit déjeuner dans la kitchenette. Il empoigna un croissant tiède et le fourra dans sa bouche. Son père sapprocha de lui et sécria :
Alors, content de retourner à lécole après deux mois de fainéantise ?
Comme si javais envie de rentrer au collège !
Mais tu vas voir, ça va être génial et puis tu te feras plein de nouveaux copains.
Jen ai rien à faire des nouveaux copains, moi je veux rester dans la classe de Jason.
On ne sait jamais, tu as une chance sur
six de tomber dans sa classe, peut-être quavec un peu de chance
De la chance ? Attends, tu crois que jai de la chance ? Je me suis cassé une cote cet été et jai pas pu me baigner, ensuite Cynthia ma déchiré ma collection de timbres et puis maman ne peut pas sempêcher de me faire des bisous, tu crois que je porte pas la poisse après ça, hein ?
Ne parle pas comme ça à ton père, sécria Vanessa, dans lautre pièce.
Ouais, cest ça
Il plongea son regard dans son bol de chocolat et lavala dune traite. Décidément, sa nouvelle année scolaire semblait démarrer sur dexcellentes bases !
Vanessa, affairée dans le séjour, dépoussiérait avec tendresse la cheminée centrale, un énorme bloc de marbre gris dominant la pièce. Une suie couleur charbon avait déposé une épaisse couche débène sur les cendres encore fumantes dun reste de bûche. Septembre venait tout juste de pointer le bout de son nez que déjà un froid hivernal avait envahi la petite ville de Wilmington. Les cèdres verdoyants avaient laissé senvoler leurs premières feuilles en vue dun rude engourdissement, quelques rares fleurs subsistaient encore à lombre de marronniers centenaires, attendant la venue dun jour clément. Détranges nuages avaient envahi les cieux, sous forme danimaux magiques ou bien de personnages fantastiques. Une brise clame envahissait latmosphère dune sécheresse humide. Stephen entrebâilla lentrée, saisit le journal qui gisait au pas de sa porte et le déroula. Aux nouvelles daujourdhui, une montée faramineuse de la Bourse de New-York, un décès dans détrange conditions au nord de San Francisco et lanniversaire dune star internationale du music-hall, pourtant inconnue du répertoire de Stephen. Le thermomètre extérieur indiquait à présent un ridicule petit 10°c pour un mois de septembre, tout juste entamé. Il courut se réchauffer à lintérieur où la chaudière compensait lambiance chaleureuse. Benjamin, le nez barbouillé de cacao, ronchonnait devant le manque denthousiasme de ses aînés face à la rentrée scolaire.
Le déjeuner achevé, William et Cynthia grimpèrent dans le Break, direction la connaissance ! Stephen déposa Cynthia qui, inexorablement, se dirigea vers sa salle de classe, une moue bougonne au visage. Puis, il posa à son tour William, qui, ne souhaitant pas être accompagné, se conduisit seul vers limmense cour bétonné quil allait fréquenter durant toute la fin de sa scolarité, jusquà sa future majorité.
Excuse-moi, est-ce que vous pouvez mindiquez la route la plus courte pour se rendre à la gendarmerie ? demanda soudain une voix masculine à Stephen.
Oui
vous prenez la deuxième à droite et vous y êtes.
Merci beaucoup monsieur
Le vieil homme paraissait affolé, ses yeux, exorbités, reniaient une apparition tapageuse. Le tremblement répétitif de ses membres ridés reflétaient une extrême tension morale comme physique. Choqué, terrorisé, terrifié, lhomme peinait à aligner quelques pas sur le goudron métallisé. Une déjection liquide, se balançait à lextrémité de son nez aquilin. Perdu, il errait sur le trottoir bruni. Stephen sortit alors de sa voiture et savança vers lhomme. Il lui attrapa lavant-bras et sexclama :
Monsieur, vous avez besoin daide ?
Non
je vais juste me rendre à la gendarmerie.
Sa voix ne semblait pas être endommagé par les contusions multiples de son cur. Stephen se reprit rapidement et rétorqua :
Monsieur, laissez moi vous y conduire, vous navez pas lair dêtre dans votre assiette.
Si vous voulez, jeune homme, mais
qui êtes-vous ?
Stephen eut un petit rire forcé :
Jeune homme ? Euh
je suis Stephen Garth et vous ?
Je mappelle John Wilde et je suis en vacances dans votre jolie petite ville.
Mais quest ce qui vous pousse à aller à la gendarmerie ?
Il sest passé quelque chose dabominable dans ma maison
elle est revenue
Qui donc est revenue ?
La Michoule
elle était là
je lai vue
elle était dans mon garage
Stephen vira du rouge au blanc, ses membres vacillèrent et sa langue se fourcha :
Je dois partir
au revoir
Il flageola et se précipita vers sa voiture, il entrebâilla la portière et se glissa à lintérieur. Stephen passa une main glaciale sur ses tempes et poussa un long soupir. Ses pieds se posèrent, tremblants, sur les pédales usées, et appuyèrent momentanément dessus. Ses lèvres, sillonnées, oscillaient. Une étrange sensation envahit le corps viril de Stephen, une frayeur inaccoutumée monta à son cerveau, ses yeux battirent des cils puis se barricadèrent un instant, laissant glisser une larme de peur sur ses joues polaires. Il démarra son véhicule, abandonnant derrière lui, un homme désespéré, au bord du suicide. Puis roula, roula, encore, jusquà un panneau stipulant :
« Vous venez de quitter létat de Caroline du Nord, à bientôt ! »
Il stoppa son engin prés du panneau indicateur et sortit ses jambes hors du Break. Un sanglot monta jusquà sa tête, prêt à faire exploser nimporte quel neurone insolent. Son artère pulmonaire battait à présent un rythme serein. Contrôlant son pouls, Stephen décida de rebrousser chemin et de retourner sur ses pas. Il avait déjà raté plusieurs heures de travail et sa femme se faisait sans doute un sang dencre à propos de sa disparition improvisée.
De retour à Wilmington, il se présenta à sa pharmacie et sexcusa de son retard imprévu. Son directeur le sermonna sur la présence obligatoire à dix heures tapantes mais lesprit de Stephen, errait, solitaire, dans les rues de la ville à la recherche dune explication possible à ce qui avait pu se passer dans le garage de cet homme qui semblait avoir entrevu le cauchemar de Stephen.
A lheure du déjeuner, Stephen retourna chez lui. Sa conscience distançait ses moindres faits et gestes. Vanessa laccueillit tendrement, glissant à son oreille une cajolerie affectueuse. Mais contrairement à ce quelle pu espérer, il ne réagit pas et monta dans la salle de bain. Stephen ôta ses vêtements et se fit couler un bain. Il y rajouta quelques essences fleuries qui le transportaient dans un autre monde et attendit, installa sur la lunette des cabinets, que la baignoire fut complètement submergée. Vanessa le rejoignit et murmura :
Hum
jai tout compris
tu voulais que je te rejoignes
petit cachottier.
Elle glissa une main entre ses jambes mais il la repoussa.
Que se passe-t-il chéri ? Tu nes pas comme ça dhabitude ?
Il ny a rien
cest bon, je nai pas le droit de ne pas avoir la forme ?
Cest moi ? Jai fait quelque chose qui ta déplu ?
Ya rien. Maintenant, tu peux partir, je voudrais prendre mon bain tranquillement.
Oui, excuse-moi, je te laisse. Le dîner sera prêt dans quelques minutes, je tappellerai.
Vanessa sisola dans la cuisine et disposa la table pour ses quatre convives. Benjamin la regagna bientôt et chuchota :
Maman ? Papa il est dans la baignoire et il pleure. Pourquoi ?
Euh
il sest fait mal au doigt au travail. Bon, je crois que ton frère et ta sur vont bientôt revenir, tu ne veux pas aller voir dans le jardin si le car arrive ?
Oui maman.
A cet instant, la sonnette de la porte dentrée retentit brusquement. Un rire enfantin résonna à travers linsonorisation boiseuse. Benjamin entreprit daller ouvrir à ses aînés.
A peine entrée dans la maison, Cynthia se jeta dans les bras de s amère et sexclama :
Cétait trop bien à lécole, ma maîtresse elle est trop gentille !
Tu vois bien, je te lavais bien dit quil ne fallait pas avoir peur de lécole ! Et toi William, est-ce que tu as passé une bonne matinée ?
Et bien, commença-t-il, je suis en 6°B et
dans la classe de Jason !
Mais cest super ! Allons vite manger, je suis sure que vous êtes affamés.
Un délicieux fumet émanait du four encore bouillant, un poulet dorait dans une sauce aux trois poivres accompagné de pommes frites divinement cuisinées. Ayant gagné plusieurs prix de « concoctions » de délicieux petits plats dans sa jeunesse, Vanessa ne pouvait être quune excellente cordon bleu. Les enfants sinstallèrent sur leurs chaises favorites et déroulèrent leurs essuie-mains. Les ailes distribuées et les cuisses réparties, les garnements déguisèrent avec délectation leur première repas de retour des classes. Soudain, William se tourna vers sa mère et lui fit remarquer que son père nétait pas encore rentré. Elle lui répondit quil prenait un bain à la suite dune matinée difficile et Benjamin compléta ce dialogue par des indications sur les pleurs entendus à travers la porte. A ces paroles, Cynthia monta à létage et toqua à la entrée de la salle de bain.
Qui est-là ?demanda Stephen.
Cest moi papa, pourquoi tu viens pas manger avec nous ? Maman a fait des frites et du poulet. En plus toi tu adores quand maman elle fait à manger des pommes de terre.
Oui, jarrive tout de suite. Le temps de me sécher et je te retrouve dans la cuisine.
Cynthia rapporta les paroles précises de son père et sattabla. Quelques minutes plus tard, un peignoir bleu marine sur le dos, Stephen fit son apparition dans la salle familiale. Vanessa lui servit, sans un bruit, le reste de poulet, la « carcasse » comme disait si bien les gamins pour ne pas avoir à la grignoter.
Les deux aînés quittèrent ensuite la maison après avoir conté les détails même les plus infimes de leurs rentrées scolaires et coururent main dans la main prés de larrêt du bus qui les conduisait et les ramenait trois ou quatre fois par jour dans leurs bâtiments respectifs. Benjamin, contraint daller faire une bonne sieste, embrassa ses parents et monta dans son lit.
Bon, on peut discuter maintenant, non ? demanda Vanessa.
Je nai rien à te dire chérie, et puis je dois retourner travailler.
Il te reste une demi-heure avant louverture du magasin que je sache ?
Oui, mais je dois my rendre avant, on a un inventaire qui attend.
Et bien il attendra encore un peu, je dois absolument te parler. Ce matin ton patron ma appelé pour me dire que tu nétais pas à ton poste. Je me suis vraiment inquiétée de ton absence dautant que tu allais bien avant damener les enfants à lécole. Il ma ensuite rappelé pour me dire que tu étais arrivé vers dix heures. Maintenant je voudrai savoir ce que tu as fait pendant ces deux heures et pourquoi tu as pris un bain, comme ça, en prétextant un journée fatigante. Tu navais jamais fait ça auparavant en treize ans de mariage
tu sais que tu peux tout me dire alors vas-y
je suis ta femme que je sache.
Tout dabord, sois tranquille, je nai pas de maîtresse, si cest ça qui te pose problème. Je me suis simplement rendu au travail comme tous les jours mais en passant devant la boulangerie, jai
écrasé un chat et ça ma fait de la peine et je nai pas pu repartir comme ça sans
enfin tu me comprends ?
Cest la vérité ?
Oui chérie
je te promets que cest lentière vérité. Maintenant, je retourne travailler.
Je taime.
Stephen claqua la porte derrière lui, ne jetant pas un seul regard à son épouse. Il monta dans sa voiture et referma sa portière violemment. Lidée dapercevoir de nouveau le vieil homme qui lui avait saboté sa matinée refit soudain surface. Il avait prononcé le nom de cette abominable créature, cet animal hors du commun, ce volatile qui pourtant ne pourrait pas avoir sa place dans le règne animal. Cette « chose ».
Stephen accéléra au moment où il vit les portes de la gendarmerie. Le bureau du shérif, éclairé par des néons fluorescents, sentait encore la peinture neuve. Modernisé à loccasion de lanniversaire récemment célébré de la charmante ville quest Wilmington, il ressemblait à présent à un bureau morose new-yorkais. Stephen gara son Break à la place du parking lui étant réservée et pénétra dans les locaux de la pharmacie. Une étrange odeur dhôpital se répandait dans les bureaux, embaumant lair deffluves maladives pour ne pas dire funèbres. Stephen sattabla à laccueil et sapprêta à recevoir son premier client de laprès-midi quand un détail attira son attention. Le quotidien du jour, dissimulé entre le tiroirs des dépenses et celui des achats vantait un nouvel accident effroyable. Une personne dune cinquantaine dannées venait dêtre assassinée dans des conditions inaccoutumées. « Morte dune agonie longue et douloureuse la vieille femme vivait seule et reculée, en ermite, dans les environs de Wilmington, à labri de toute intrusion sociale. Daprès le seul témoin, il aurait entendu des cris doiseaux séloignant de la maison isolée et serait entré pour voir si personne naurait été blessé. Malheureusement, il aurait subi lhorrible spectacle dune femme défigurée, les yeux crevés, les dents arrachées et la peau déchiquetée. Nous en serons plus dans la prochaine édition de notre quotidien
»
Stephen eut un hoquet nerveux et son client murmura :
Vous allez bien monsieur ?
Oui
que
que désirez-vous monsieur
Jai une ordonnance de mon médecin, tenez, la voilà.
Sa journée de travail achevée, Stephen retourna chez lui. William et Cynthia faisaient calmement leurs devoirs scolaires sur la table de la cuisine tandis que Vanessa baignait Benjamin dans un bain de mousse envahissante. Stephen entra dans la salle de bain, embrassa sa femme et son fils et chuchota :
On pourra parler après que tu lui ais donné son bain ?
Bien sur, on discutera dans notre lit après avoir dîner.
Un potage aux vermicelles attendait les enfants patiemment dans son fait-tout argenté. Un délicieux arôme sévaporait par les entailles opulentes de la marmite. Cynthia dessinait à présent des symboles magiques chipés dans Charmed sur la buée, encore chaude, répandue sur les carreaux moites tandis que William disposait les couverts sur les bords de la table.
Alors quavez-vous fait de beau cet après-midi à lécole ?
On a fait des mathématiques et cétait super bien. Je connais la table daddition de 1 par cur papa, tu veux que je te la récite ?
Je veux bien mais avant je voudrai savoir ce qua fait ton frère aussi.
Et bien, on a rempli des formulaires et des tests daptitude. Mais cest demain quon commencera les vrais devoirs.
Vanessa fit irruption dans la cuisine :
Bon, Benjamin est prêt alors
à table tout le monde !
Oh non, pas de la soupe, ronchonna William.
Le murmure plaintif des insectes nocturnes berçait la petite ville paisible. Au loin, un hurlement bestial se fit entendre mais personne mis à part Stephen ny fit guère attention. Des corbeaux voletèrent circulairement autour des habitations solides lâchant à loccasion des croassements morbides. Leurs plumes débène miroitaient avec les reflets dorés dun timide croissant de lune. Stephen sallongea prés du corps de sa femme, le nez dans un roman dAgatha Christie, Dix petits nègres, un classique en son genre. Stephen laissa glisser sa main le long de la hanche droite de son épouse et chuchota :
Je voudrai mexcuser pour ce matin
Tu me pardonnes
chaton ?
Elle bascula vers lui, déposa un baiser sur ses lèvres brûlantes :
Je ne sais pas
est-ce que je pourrai te pardonner en échange dun
câlin ?
Ce soir là, ils firent une magnifique partie de jambes en lair, sans se douter pourtant que ce serait une de leurs dernières.
1.
Bonne journée chérie. Je préfère partir de bonne heure, jai une demi-journée à rattraper.
Je ten prie, vas-y. Et
passe une bonne journée cette fois.
Toi aussi, au revoir.
Attends
je te donne une petite liste de courses. Ce sont juste deux ou trois choses quil me manque pour faire des muffins, si tu pouvais aller les chercher en rentrant à midi.
Oui, bien sur, je ny manquerai pas. Bisous.
Vanessa embrassa son mari et monta secouer ses enfants, blottis au fin fond de leurs couvertures. Elle neut pas à hausser le ton de sa voix que déjà les gamins naspiraient quà une chose : retrouver leurs nouveaux amis scolaires.
Stephen sengagea dans lallée principale qui traversait Wilmington en sa longueur. Les frênes pliaient sous le poids des moineaux ayant élu domicile dans leurs branches drues. Pris dune douleur dans ses vertèbres, il fit basculer sa tête de gauche à droite. Mais son regard resta fixé à bâbord. Un chien gisait sur le sol, ses yeux dépecés puis déposés quelques mètres plus loin. Des gouttes vermeilles tombaient une à une sur le goudron, humidifiant ses longs poils châtain au passage. Sa langue pendait vulgairement, laissant pénétrer à lintérieur de son conduit buccale des fourmis cannibales. Stephen eut une expression de dégoût qui lui parcouru le visage, son échine vibra et son cur se serra. Un homme ne pouvait faire ceci même avec de la haine dans lesprit. Seul une seule « personne » pouvait réaliser un tel schéma dhorreur. La Michoule. Stephen gara sa voiture au parking privé et sortit de cette derrière. Il sapprocha lentement du cadavre putride et ses tripes se retournèrent. Une terrible envie de vomir remonta ses intestins et alla se blottir dans son sophage.
Stephen Garth ?
Stephen se retourna en un sursaut et aperçut le shérif de Wilmington, Peter Prisley.
Regardez moi ça, si cest pas honteux de tuer un animal de cette façon. Bon, enlevez-vous dici, je vais devoir dégager cette bête de la route sinon elle pourrait créer de nouveaux accidents. Vous permettez ?
Stephen se déplaça de quelques mètres puis retourna à son véhicule. Il pénétra dans la pharmacie et sinstalla à son poste habituel. La terrible matinée ne faisait que commencer.
Bonjour monsieur, je voudrai une boite daspirine et si vous avez des antidépresseurs.
Je suis désolé madame mais pour les antidépresseurs, il me faudra une ordonnance.
Oh, je vous en prie, je ne veux pas en parler au médecin mais jai un problème avec mon mari
cest lui qui a besoin de ces médicaments.
Que se passe-t-il avec votre mari, rien de grave je lespère ?
Depuis deux jours, il ne cesse de se balancer sur son fauteuil en murmurant un mot. Il dit sans arrêt « La Michoule, la Michoule ». Savez-vous ce que cela signifie ?
Je suis désolé
je
jai une livraison qui vient darriver
derrière le local
laissez-moi votre adresse ou votre numéro
je
je vous contacterai plus tard
Mais
Stephen se précipita dans larrière boutique et se laissa tomber dans un fauteuil à billes. Non, ça ne peux pas être « elle ». « Elle » ne peut pas revenir dans ma vie comme ça.
Il plaqua ses mains bouillonnantes sur son visage et resta quelques minutes dans cette posture. Le vent semblait avoir stoppé son souffle violent et les rares bruitages de la nature paraissaient être entré dans le moment de mutisme le plus long de lhumanité. Aucun murmure, aucune plainte ne parvint jusquaux oreilles de Stephen, qui, éreinté, sassoupi sous le conduit poussiéreux de la climatisation.
Oh ! Garth, tu te fous de ma gueule ou quoi ?
Un il sentrouvrit :
Monsieur le Directeur
je
je suis désolé.
Cest la seconde fois que tu violes le règlement, la prochaine fois, cest chez toi que tu iras bosser et tu pourras dire adieu à tes congés payés, vaurien.
Je me remets au travail immédiatement et je vous promets que ça ne se reproduira plus jamais.
Tas intérêt à dire vrai. Allez, grouille-toi, ya une dizaine de clients qui attendent.
Stephen accueillit son premier client. Un homme bourru aux traits grassouillets et à la bedaine pesante. Son énorme brioche débordait de son pantalon de sport. Une superbe contradiction en matière de honte. Le cinquantenaire postillonna aux joues de son fournisseur :
Eh mon gars, jvoudrai deux paquets de clopes.
Je suis désolé, vous vous trompez certainement dendroit, ici cest une pharmacie.
Non, jsais bien où jvais, jsuis pas encore gâteux ! Jvoudrai des cigarettes pour arrêter de fumer, vous savez bien des clopes avec des plantes.
Oh oui, excusez moi, je vous amène tout de suite. Avez-vous une ordonnance ?
Après cette petite discorde amicale, la matinée de Stephen se prolongea sans encombre. Entre deux « visites » il en profitait pour grignoter ces fameuses pastilles à la menthe qui, apparemment, ne possédaient pas que des vertus thérapeutiques. Parmi ces consommateurs, il remarqua notamment une superbe blonde, sans doute de passage, car personne dans la région ne pouvait se permettre de se faire gonfler la poitrine au silicone. Elle lui commanda quelques boites de soins rajeunissants pour le visage ainsi que pour ses cuisses vaseuses et glissa en douce une boite de préservatifs parfumés dans son sac à main.
« Taille XL » remarqua Stephen.
Peu après, un adolescent réclama calmement son traitement médicinal pour son acné juvénile. Une dizaine de petits cratères roses au sommet blanchâtre maculaient son visage puéril. Il tendit une carte bancaire à Stephen, tapota son code secret sur le clavier et rebroussa chemin cinq minutes plus tard.
« Come what may, come what may, I will love you until my dying day
brailla Ewan Mac Gregor avec une puissance exceptionnelle.
La minuscule radio posée prés de la caisse était le seul joujou distractif de Stephen durant ses heures de travail. Un air de salsa cubain sévapora dans lair, précédé par un John Lennon débordant denthousiasme. Sévertuant à songer à autre chose quau retour du discret envahisseur qui autrefois hantait ses cauchemars les plus réels.
Il faut que jarrête de me torturer à cause de CA. CA ne peut être quune coïncidence, et rien de plus. Ma femme, mes enfants comptent sur moi
je ne peux pas fuir une seconde fois
non. Je ne peux plus menfuir.
Stephen retrouva ladresse de létrange femme qui lui avait parlé de la Michoule et se décida à contacter le mari de cette dernière. Un numéro de téléphone accompagnait les deux lignes dhabitation. Les touches du mobile senclenchèrent une à une, le huit crissa sous le poids des doigts humains quand une mélodie se fit entendre :
« Bonjour, vous êtes bien sur le répondeur téléphonique de M. et Mme White, nous sommes sans doute absents pour le moment alors laissez-nous un message après le bip sonore, et nous vous contacterons à notre retour, merci. »
Merde
« Euh
je suis Stephen Garth
je travaille à la pharmacie et jaurai aimé parlé à M. White
je peux peut-être laider
je connais la Michoule
Stephen sapprêta à raccrocher le combiné.
Allo ?
Monsieur White ?
Alors vous aussi vous la connaissez ?
Oui.
Stephen baissa ses yeux.
Alors il faut quon se rencontre le plus rapidement possible.
Ce soir à 22h30 devant la mairie.
Jy serai.
Ce fut tout ce quils eurent le courage de se dire.
2.
Lorsque les premières lueurs du crépuscule firent leur apparition, Stephen, confortablement installé dans le fauteuil du salon, empoigna une veste et sapprêta à quitter son logis. Vanessa linterpella :
Où vas tu à une heure pareille ?
Je sors et je rentrerai probablement tard, ne mattends pas.
La jeune femme plongea son regard dans les yeux de son mari :
Tu ne vas pas recommencer à aller
enfin.. tu sais doù je veux parler ?
Non. Bonne nuit.
Stephen sortit dans la pénombre. Une légère brise faisait voltiger les quelques fleurs maigrichonnes qui subsistaient encore sur les trottoirs où dinnombrables « rollers-man » se déplaçaient sur des roulettes bancales. La Lune, dissimulée sous dépais nuages grisonnants, semblait endormie dans des draps de vapeur polluée. Stephen se dirigea péniblement vers lhôtel de ville où une silhouette enveloppée dans un blouson beige attendait. Il toussota comme sil voulait se sentir moins seul quil ne létait déjà et lhomme se retourna.
Mon Dieu, quelle figure abominable !
Vous êtes sans doute Monsieur White ?
Oui
alors, vous pouvez maider ?
Derrière une paire de lunettes difformes, se cachaient deux yeux maladifs pour ne pas dire « aux tendances dépressives ». Les lignes de son visage creux, saffaissaient sous le poids des années suicidaires quil avait du subir après les apparitions successives du (Croque Mitaine ?) monstre qui hantait ses nuits. Stephen glissa ses mains rongées par le froid dans ses poches puis il prit son courage à deux mains et sexclama :
Sans indiscrétion, quel age avez-vous monsieur White ?
Cette année, cela fera 30 que je la connais
jai donc 56 ans. Pourquoi me demandez-vous cela ?
A ton avis bouffon, elle ne reviendrai pas tous les trente ans ?
Par curiosité. Parlez-moi de ce quelle vous a fait subir, nous avons tous deux dans nos yeux quelque chose qui nous rappelle quil y a trente ans de cela, elle nous a pourri notre vie.
A jamais
Et bien
ce nest pas très facile à dire mais
je vais essayer de vous raconter
Tout a commencé une semaine avec mes fiançailles avec Marianne, un jolie brin de fille qui me convenait en tout point. Nos parents respectifs avaient en quelque sorte organisé notre rencontre mais nous nous étions plu dès notre premier rendez-vous et puis, cest là que les choses ont commencé à devenir un enfer
Au fur et à mesure que les paroles salignaient sur les lèvres de lhomme inquiet, des larmes salées samplifiaient dans ses pupilles grises où une greffe de rétine avait échoué lannée dernière. Ses mains, enfouies dans ses pochettes, paraissaient tremblaient intensément. Mais il racontait toujours son histoire à Stephen hébété.
Les agriculteurs de ma bourgade ont constaté détranges phénomènes notamment au niveau de leur bétail. Les vaches laitières sexcitaient à heures fixes durant quelques minutes puis reprenaient le cours normal de leur existence, par endroits, le blé ainsi que le mais était écrasé comme si un animal sétait entendu dessus.
Et les Crop Circles alors, tas trop regardé la télévision !
Tu vas me répondre quil sagissait des cercles étranges les « Crop Circles », mais non, ça ne représentait aucun forme, juste un amas de pousses de céréales écrasées. Et puis, les oiseaux de la région déféquaient de plus en plus sur les bâtiments religieux, comme les églises ou chapelles du coin.
Bon tu vas en venir à la M
, je me les pèle moi !
Monsieur White avait subitement abandonné ses principes de politesse et tutoyait vulgairement son auditeur attentionné. Ses oreilles, rougies par le froid, battaient la cadence de ses paroles tenaces tandis que ses jambes, enveloppées dans dépaisses chaussettes de laine, marchaient encore et toujours dans la tourmente de la tempête. Les deux hommes avançaient en direction dun bar où lambiance chaleureuse les aurait ans doute réchauffés. Il continuait toujours
Enfin bon, il sest passé toutes sortes dévénements et je pense que tu te souviens aussi bien que moi de ce quil sest passé.
Oui
mais je voudrai savoir si vous lavez rencontrée
personnellement.
Jy viens justement. Par un jour de tempête, je suis allé rejoindre Marianne jusquà sa maison, je suis rentré et nayant aperçu personne je suis allée lattendre dans sa chambre. Elle était là. La Michoule. Elle était là
sur le corps dépecé de ma Marianne. Elle me lorgnait de ses yeux scintillants de terreur. Elle attendait sa nouvelle proie. La Michoule
avec ses griffes acérées et son bec
Mon Dieu
son bec
White explosa en sanglots. Un filet de morve dégoulina le long de son nez et atterrit sur ses lèvres quil humecta aussitôt. Il enfonça ses index dans ses paupières alourdies de douleur et murmura :
Je suis désolé
Une légère pluie sabattit sur les deux hommes qui sempressèrent de pousser la porte du pub. White commanda un whisky et Stephen un diabolo menthe. Plusieurs visages familiers se tournèrent vers eux. Une vague odeur de cigarette mêlée à celle de lurine fraîche embaumait lair. Des joueurs novices de poker empochaient quelques billets salis par de largent malhonnête (drogue, cigarette ou proxénétisme ?).
Encore des petits fils à papa venus faire affaire avec des pères de famille
White engloutit son whisky dune vitesse faramineuse et observa Stephen :
Et vous, pourquoi ne mavez-vous rien dit à propos de ce qui vous est arrivé ?
Lhomme vouvoyait à nouveau son interlocuteur.
Stephen regarda sa montre, elle affichait 2h04 du matin :
Je suis désolé, je dois rentre chez moi, cela fait beaucoup trop longtemps que je suis ici
ma femme
ma femme doit sinquiéter
Ca ma fait plaisir de discuter avec vous. Peut-être que demain si je suis en forme, je passerai faire un saut à la pharmacie pour quon discute durant votre pause
si cela ne vous dérange pas bien sur.
Ca ne me dérange pas. A demain Monsieur White.
Voulez vous que je vous raccompagne à vote voiture ?
Non, ce nest pas nécessaire, au revoir.
Stephen monta dans son véhicule, roula jusquà chez lui et poussa la porte dentrée. Vanessa était là, accroupie sur les marches des escaliers. Un regard vide trônait dans ses yeux. Ficelée dans sa chemise de nuit en satin rose, les cheveux noués, elle fixa son mari et chuchota :
Pourquoi est-ce que tu rentres à cette heure-ci ?
Vite, un petit mensonge !
Mais chérie, je suis juste allée faire un petit tour en voiture, histoire de me changer les idées.
Tu mens, tu pues lalcool et la pisse
tu y es retourné ?
Je nai pas touché à un seul verre, si cest ça qui tintéresse tant.
Die soit loué, songea-t-elle, en retournant se coucher.
Cette nuit là, Stephen Garth la passa sur le divan du salon, mais il ne dormit point
Trente ans
cela faisait trente ans cette année
3.
Papa, tu nous amènes à lécole aujourdhui ?
Si tu veux Cynthia mais il faudrait peut-être que ton frère se dépêche un peu sil ne veut pas être en retard au lycée.
Cynthia grimpa le colimaçon quatre à quatre et hurla le prénom de son grand frère. William était agglutiné au miroir de la salle de bain et collait ses cheveux noirs avec un épais gel gluant. Froidement, il sempara de sa veste à leffigie des Lakers et sapprocha de la chambre de ses parents. Vanessa, entortillée dans ses couvertures, lisait un magazine vantant les mérites de la sexualité quotidienne du couple marié. Un sourire lui échappa lorsquelle constata que la moitié des ménages amoureux de plus de dix ans se séparait à cause dun problème dordre physique. Eh oui
cela faisait bientôt douze ans que les époux étaient mariés et la lassitude journalière se faisait de plus en plus ressentir. Surtout depuis
William ? Quest-ce que tu fais là ? Tu nes pas encore dans la voiture ?
Non. Je voulais juste te souhaiter une bonne journée.
Oh, cest très gentil. Mais maintenant dépêche-toi, tu vas être en retard. Allez, passe une bonne matinée et noublie pas ta carte de bus pour revenir cette fois.
Oui maman. Au revoir.
William sortit de la pièce, sarrêta brusquement et penchant sa tête prés de lencadrement de la porte, aperçut le nez rougi par les pleurs de sa mère et ses yeux entourés de gros cernes bruns. Il voulut la réconforter mais les cris incessants de sa petite sur le rappelèrent à lordre et il rejoignit la voiture familiale.
Stephen déposa la petite brunette près de son école primaire puis continua le trajet avec son fils aîné. Le soleil éclairait tendrement le poste-radio qui diffusait un titre de Britney Spears « Oops I did it again » pendant que le jeune adolescent regardait éperdument les maisonnettes rangées de Wilmington. Un long moment de mutisme sinsémina entre les deux hommes quand Stephen décida dengager une discussion :
Alors fiston, quoi de neuf en cours ? Tout va bien ?
Plein de désinvolture, ce dernier rétorqua :
Oui, pourquoi est-ce que ça nirait pas bien ?
Oh, calme-toi. Je demandais juste ça par curiosité !
Stephen essuya sa bouche (un tic inassouvi depuis sa tendre enfance) et reprit :
Et question filles, tu es toujours le plus beau des bourreaux des curs ?
Jen ai rien à battre des filles si cest pour les faire souffrir comme tu le fais.
La voiture freina brusquement. Le feu passa au rouge et une goutte de sueur balaya la tempe droite de Stephen. Deux ou trois klaxons tintèrent et des gestes obscènes apparurent sur des mains viriles.
Quest-ce que tu veux dire par là William ?
Tu sais très bien de quoi je veux parler, ne fais pas linnocent.
Et toi ne me parles pas comme ça ! sécria Stephen.
Pardon.
William entrebâilla la portière et, son sac sur le dos, se dirigea vers son lycée sans un regard pour son père. Ce dernier posa sa tête sur le volant et laissa couler quelques larmes dune eau trop tumultueuse pour pouvoir survivre dans ce monde de prédateurs. Puis, il tourna la clé dans lorifice lui étant destiné et sorienta jusquà la pharmacie.
En chemin, Stephen remarqua un alignement suspect de volatiles étranges sur les fils à hautes tensions. Une multitude doiseaux gris sétaient rassemblés en une droite démesurée, piaillant de toutes parts des cris terrifiants. Leurs minuscules pattes sagrippaient aux ficelles des lignes téléphoniques, brouillant à loccasion des communications importantes.
Des bouvreuils ?
Hé Garth ? Tu rêves éveillé mon pauvre ptit gars !
Jonathan ? Oh dis-donc cque tu as changé depuis
ça fait combien de temps au juste ?
Jsais pas
au moins cinq ou six ans
tu sais que tas pris un sacré coup de vieux ?
Toi aussi mais
quest-ce que tu viens faire dans le coin ? Thabites bien
New-York, ouais
mais tu te rappelles que je suis devenu routier ?
Non, tu mavais jamais dit ça ! Oh, il faut vraiment quon cause tous les deux
et bien
tas quà venir dîner à la maison ce soir vers les six heures, ça ira ?
En fait, je suis là rien que pour une journée, je suis censé aller livrer un gars qui habiter dans lAlabama et qui veut des trucs bizarres
enfin bon
on peut se voir cet après-midi si tu veux.
Je pense pas pouvoir mais je te tiendrai au courant au cas où. Tes à lhôtel des Potter ?
Ouais.
Ok, bon je file travailler. Ravi de tavoir revu vieux.
Ouais, moi aussi.
Stephen se dirigea vers la pharmacie et travailla toute la matinée sans interruption.
Une dizaine de clients firent leur apparition dans la petite structure. Un homme réclama des médicaments pour les règles douloureuses de sa jeune fille, une vieille femme commanda des antibiotiques accompagnés de doses infimes de morphine et plusieurs gamins samusèrent à voler des bonbons acidulés pour la gorge. Rien de très passionnant en vue de ce qui se préparait
Se pourrait-il que William mait aperçu hier soir sur le canapé ou bien discutant dalcool avec sa mère ? Non. La maison était trop silencieuse. Se pourrait-il quil ait des problèmes dordres psychologiques ? Non. Je ne pense pas. Se pourrait-il quil soit racketté ou bien victime de la drogue ou bien de la cigarette ? Non. Il est bien assez choqué par les publicités anti-tabacs et les spots télévisés concernant les viols et autres problèmes graves
Ce doit être ladolescence alors
oui, ce doit être cela
Monsieur Garth ?
Oh, excusez-moi monsieur White, je métais assoupi.
Ce nest rien. Alors, vous avez réussi à trouver le sommeil hier soir ?
Oui, menti-t-il, et vous ?
Je dois avouer que jai très bien dormi cette nuit et que cela ne métait pas arrivé depuis des mois si ce ne sont des années. Partager mon expérience avec vous ma procuré beaucoup de bien. Merci.
Oh, au moins ça vous a coûté moins cher quun psychiatre, plaisanta Stephen.
Et vous, vous ne voulez donc pas me confier votre expérience avec la
enfin avec elle.
Pas pour le moment
je dois
aller voir mon patron. Je suis désolé. A bientôt.
Attendez
Mais Stephen était déjà parti. Il essaya de sarranger avec son supérieur afin de bénéficier dun après midi en toute liberté mais ce dernier refusa, prétextant des ennuis qui risquaient de devenir des renvois avec le manque de dévouement des employés. Stephen ne pu que se plier aux durs lois du patronat et tristement, retourna travailler jusquà la pause de midi où il neut le courage de rentrer chez lui.
4.
Lorsquil poussa la porte de chez lui, quelle ne fut pas la surprise de découvrir sa femme agenouillée devant la télévision, un mouchoir à la main, les yeux brouillés de larmes. Vanessa pleurait. Mais cette fois ci ce nétait pas devant un film à leau de rose ou une histoire davortement précoce du à un viol parental. Non
cette fois-ci, il sagissait de la réalité.
Que se passe-t-il Vanessa
et où sont les enfants ?
Dans les chambres
ils samusent
oh mon Dieu
cest horrible
si tu savais
Chut, viens là
Il létreignit dans ses bras et calla la tête de la jeune femme contre sa poitrine chaude.
Des enfants
oh mon Dieu
quelquun sen est pris à dinnocents enfants
Que sest-il passé chérie ? Je ten prie, explique-moi
La télévision allumée sur la NBC semblait retransmettre des images dapocalypse, une multitude de corps enfantins gisaient, inanimés, dans un gymnase saupoudré de débris rocailleux. Le toit de la salle de sport sétait effondré comme si un ouragan (Jeanne ?) avait balayé le complexe sportif dune violence incomparable à léchelle de Richter. Des cadavres ensanglantés recouvert dépaisses couches de cailloux attendaient patiemment les secours en vue de reconnaissances forcées. Vanessa sanglotait silencieusement contre le torse de son mari. Dehors, une fine pluie giclait contre les carreaux maculés. Un présentateur prit soudain la parole et quelques phrases remplies deffroi et de peine sortirent de sa bouche :
« Chers téléspectateurs, les scènes de terreur auxquelles vous venez dassister nous viennent tout droit de lAlabama où une petite école denseignement primaire a été victime dun terrible drame. En effet, le bilan, qui salourdit dheures en heures, est dà peu prés 58 morts et plus dune centaine de blessés. Lorigine du sinistre na toujours pas été éclairci par les services de sécurité de la ville mais plusieurs hypothèses ont déjà été formulées. De nombreuses personnes ont visé la possibilité dun attentat quand à dautres, ils songeraient à un immense oiseau sétant posé sur le toit de lécole et qui aurait, selon des sources anonymes, fait subir de nombreuses atrocités aux élèves âgés de 4 à 12 ans. Je vous retrouve après une courte pause pour plus de précisions. Merci de votre fidélité. »
Oh mon Dieu
elle revient
cétait donc vrai
trente ans
elle
cette
Papa, quest-ce quil se passe ici ? demanda Benjamin.
Rien mon petit bout de chou, allez, je vais te faire prendre ton bain.
Pour son fils, Stephen avait des phrases toutes prêtes.
Mais pourquoi quelle pleure maman ?
Il se blottit contre sa mère et de sa minuscule menotte, essuya une larme brûlante.
Elle a vu un film trop triste encore une fois
Tu viens ? Il faut quelle nous prépare à manger maman.
Daccord papa.
Puis il se tourna vers sa mère et murmura :
Pleure pas maman
sil te plait
Le dîner se déroula sans la moindre encombre. Les bouches mâchaient silencieusement leur bouillie insipide, un mélange de pommes de terres agrémentées de viande de buf surgelée puis hachée, le tout reparti en cercle rosées. William ne croisa pas une seule fois le regard de son père durant le repas. Ses yeux évitaient prudemment tout contact avec une paire de pupilles usées par labus permanent dalcool et de besoin affectif.
Les premières lueurs du déclin scintillèrent à lhorizon. Une nuée dinsectes nuisible sortirent des entrailles de la terre. Vanessa coucha ses deux derniers enfants puis les borda maternellement. Elle passa ensuite devant la chambre de William où un pale éclairage brillait avec peine. Les piles, usées par tant de « Nuit, jour, nuit jour » supportaient difficilement leur dernières heures avant le râle tant attendu. Ladolescent, attablé à son bureau, paraissait submergé par ses devoirs littéraires. Ses yeux, cerclés de cernes bombés pliaient sous le poids de ses responsabilités de délégué de classe ! Sa mère sapprocha de lui et murmura à son oreille :
Et alors, tu nas pas encore fini tes exercices de français ?
Non. Il men reste un.
Tu nes pas très bavard aujourdhui, ya-t-il quelque chose qui ne va pas ? Tu sais que tu peux tout me dire William.
Il ny a rien. Je suis juste fatigué.
Bon
et bien, termine vite tes devoirs et mets-toi au lit !
Daccord.
Bonne nuit et ne tarde pas à te coucher surtout.
William ne répondit pas. Son, lourd regard sécrasa sur sa feuille de quadrillée. Tout garder pour soi nétait pas la meilleure des solutions pour un adolescent en détresse qui assistait, impuissant, aux disputes quotidiennes de ses parents. La puberté, les changements physiques autant que moraux, le doute, la confiance en soi, la peine
la vie. William ferma ses yeux et laissa tomber sa tête sur sa ramette. Il bailla longuement et sendormit, aussitôt. Vanessa rejoignit son mari dans la chambre à coucher. Elle enfila machinalement sa chemise de nuit « ptites têtes dours » puis se tourna vers son époux :
Tu nas pas trouvé William bizarre aujourdhui ?
Bon sang, je lui dis oui ou non
? Ton fils me prend pour un mari
violent.
Euh ?
Oh et puis merde, ce sera juste un petit mensonge comme ça !
Non, pourquoi ? Il a dit quelque chose quil ne fallait pas
?
Vanessa baissa ses pupilles et dit :
Oh non
cétait juste par curiosité
tu viens te coucher chéri ?
Stephen glissa prés du corps dénudé de sa femme. Aucun des deux neut envie de faire lamour mais ils le firent pourtant
comme pour se protéger
se protéger de leurs propres pensées
de leurs propres peurs
de ce jour qui réveilla les intentions (instincts ?) cruelles de
La Michoule
5.
Une affolante tempête de pluie mêlée à un sable saharien balaya les horizons de Wilmington. Des nuages noirs poussaient violemment les rares éclats dun soleil timide. La lourde brise matinale éveillant les habitants de la petite ville pris soudain des allures de cyclone dévastateur. Les feuilles mortes, tourbillonnant dans un flot mystique, virevoltaient au rythme des coups de bourrasques saccadées. De magnifiques rayures éblouissantes éclairaient le ciel de terreur à chaque coups de tonnerre expressifs. Les petits rongeurs dissimulés dans leurs terriers attendaient patiemment la fin de la tourmente
mais elle ne faisait que commencer
Papa ? Maman ? Ya quelquun ? hurla Benjamin.
Putain, mais laisse-moi dormir encore un peu gamin
Ouh ouh ? Ya plus de lumière dans ma lampe !
Ah, Si je pouvais rien quune seule fois noyer mes problèmes comme avant dans un bon verre de
Non
tais-toi
Oui, jarrive bonhomme, ne bouge pas ! sécria-t-il.
Stephen se glissa hors du lit marital et, enfilant ses pantoufles, se dirigea lourdement vers la chambre de son fils. Une lourde odeur durine mêlée à de une forte transpiration senvola hors de la chambre de lenfant. Benjamin pleurnicha, empêtré dans ses couvertures humides. Une larme salée coula le long de sa joue sèche, il la cueillit dun coup de langue. Un goût âpre envahit à nouveau sa petite bouche et il rechigna. Son père ne tarda pas à franchir le seuil de sa chambre :
Bon alors ? Quest-ce quil se passe encore ?
Benjamin sanglota :
Ya
y a pu de lumière dans ma lampe
Et alors, cest pas une raison pour se mettre à pleurer. Regarde, je vais changer ton ampoule et ça ira mieux après.
Ses grands yeux bleus séclaircirent :
Jai
jai fait pipi dans mon lit
Oh non bon Dieu, pas la corvée des changements de draps en pleine nuit !
Cest rien
tu nas quà commencer à enlever tes draps et puis moi
je vais aller chercher une ampoule de rechange. Ne bouge pas dici surtout !
Stephen descendit les escaliers et entrebâilla la porte de la buanderie. Une monticule de paquets envahissaient les étagères sombres. Quelques cartons remplis dune vaisselle brisée depuis le déménagement récent sentassaient encore sur des nounours classifiés. Stephen grimpa sur son escabeau et plongea son bras dans une malle obscure. Il en ressortit une ampoule brisée. Farfouillant encore quelques minutes, il ne put que constater que la commode ne contenait plus que des débris de luminaires.
Une heure du matin ? Bon, peut être que la boutique du vieux Sam est encore ouverte ? De toute façon, je narriverai plus à me rendormir !
Stephen monta embrasser sa femme, éperdument endormie, les seins enveloppés sous ne épaisse couverture de laine.
Ben au moins, yen a qui ont le sommeil lourd !
Stephen attrapa ses clefs, et sortit hors de sa maison. Il sapprêta à rejoindre sa voiture quand quelque chose attira son attention. Un rat décapité somnolait tranquillement sur son paillasson de bienvenue. Il le dégagea du bout du papier et leva les yeux vers le ciel. Une étrange couleur noire remplissait latmosphère. Une odeur de renfermé voguait dans lair accompagné de quelques moustiques affamés. Stephen fit quelques pas et son regard se fixa sur Wilmington. Toutes les lumières de la petite ville étaient éteintes et une fumée blanche sélevait au niveau de la chapelle. Un bruissement dailes retentit au loin, un hurlement strident résonna dans les tympans de Stephen. Elle était là
elle venait dattraper dans ses griffes la plus belle des petites bourgades de la Caroline du Nord, la paradis des aurores boréales, lenfer des monstres venus dailleurs
Ses ergot acérés semblaient renfermer une personnes chétive et pour cause
personne ne le savait encore mais le vieux Sam venait de perdre à linstant tout espoir de dire adieu à sa femme
Stephen retourna ses talons et se précipita à lintérieur de sa demeure. Il verrouilla la porte dentrée et courut jusquà létage. Benjamin sétait rendormi, Cynthia somnolait tendrement, sa poupée dans les bras, William, deux écouteurs dans les oreilles dormait paisiblement.
Chérie
vite
réveille-toi
allez
sil te plait
Quoi ? Quest-ce quil se passe ? Benjamin a encore fait au lit ?
Oui
mais cest pas vraiment ça en fait !
Elle arrive
ça y est !
Vanessa se redressa dans son lit :
Mais qui arrive ? Ca ne va pas Stephen ?
Le moment était arrivé. Il fallait tout expliquer à Vanessa sinon les derniers jours (heures ?) quil leur restait encore à vivre allait se transformer en terrible cauchemar.
Bon, ça y est
ne panique pas
ta femme ne va pas te prendre pour un schizophrène
respire
il ne peut rien tarriver de pire de toute façon
La Michoule
Qui est ce « La Michoule » ?
Cest une longue histoire chérie
une longue histoire qui a pourri ma vie.
Vanessa se blottit contre son mari et murmura :
Tu sais que tu peux tout me raconter Steph
alors vas-y.
Bon, commença Stephen, en fait, je crois tout a commencé en 1976. Jétais encore un ptit gamin de six ans à peine, je passais mon temps à lancer des cailloux sur le chien du voisin et à écraser les fourmis qui couraient mon jardin. Je savais rien de la vie, jétais là, à rire, à mamuser, sans me poser de questions
Stephen ? Tu me fais peur, il sest passé quelque chose de grave ?
Attends, jai pas encore fini. Oui, cest ça. Un jour, jai aperçu un tas danimaux morts près de chez moi mais jai simplement pensé que cétait luvre dun loup ou bien dune autre bête. Et puis le temps a commencé à vraiment se dégrader, le soleil encore tiède dautomne se transforma en tempête dhiver, et quelques habitants de mon village disparurent en pleine nuit mais personne ne se doutait quelle pouvait nous en vouloir à se point là.
Cette « Michoule » ?
Oui. Elle. Un jour, en pleine nuit, je suis sorti pour chercher du bois avec mon père et on a remarqué que toutes les lumières de notre village étaient éteintes et quune étrange fumée sortait de chez notre shérif. On est allé vers la ville pour voir ce que cétait
mais cétait pas beau à voir
cétait horrible
les gens hurlaient, pleuraient, criaient, bougeaient dans tous les sens
Elles les avaient pris au piège dans ses griffes
elle les a tous dévorés
Alors papa et moi on est parti en voiture avec maman et on est jamais revenu
On a reconstruit notre vie ailleurs
Chéri ? Mais qui était-elle cette « Michoule » ?
A toi je vais te le dire
Stephen se pencha vers loreille de sa femme et chuchota :
Une chouette
une immense chouette
6.
Maman ! hurla Cynthia.
Vanessa se précipita dans la chambre de sa fille et sagenouilla près delle :
Que se passe-t-il ma chérie ?
Maman
ya un gros oiseau
devant la fenêtre
avec un gros bec
Les paroles de Stephen lui revinrent soudain à lesprit :
Une chouette
une immense chouette
Vanessa courut vers son mari et sécria :
Elle est là, elle est dehors
Cynthia la vue
Alors il faut se cacher
sinon nous sommes perdus
Stephen dégringola les escaliers, sempara dune lampe de poche et se dirigea vers la salle de séjour. Il prépara une provision de gâteaux secs et de boissons réhydratant après sêtre assuré que les volets du rez-de-chaussée étaient prudemment verrouillés. Ses membres, paralysés par langoisse se déplaçaient lentement, saccadant tous ses mouvements. Vanessa apporta ses enfants dans le lit parental et les borda. Un vent effroyable gigotait à lhorizon. Cynthia entrebâilla son il droit mais le sommeil le lui fit clore aussitôt. Quelques flocons blanchâtres tourbillonnèrent dans le soufflet glacial. Stephen enfonça son petit dernier, Benjamin, au firmament dune couette émeraude.. Vanessa sortit toutes les couvertures hors des placards des garnements. La lune tenta démerger dun cotonneux nuage. Les réserves de nourriture (biscuits secs et boissons gazeuses) récoltées par Stephen envahissaient la table de chevet de son épouse. Le murmure plaintif des insectes nuisibles remonta jusquaux oreilles de William, qui, les yeux fermés, somnolait sans un bruit. Sa poitrine se soulevait puis retombait dans un enchaînement précis et répétitif. Stephen verrouilla la porte ainsi que le volet et sagenouilla prés de sa femme. Celle-ci empoigna son bras et le compressa :
Tu crois quon est en sécurité ici ?
Non !
Je ne sais pas. On ne peut jamais savoir de quoi elle est capable.
De toute façon, elle ne va pas venir nous chercher ici, hein ? Elle ne va pas nous déloger ?
Arrête tes questions !
Stephen baissa ses yeux :
Ce qui est sur pour linstant
cest que nous sommes les rares survivants de Wilmington
Et nous risquons même de laisser notre vie ici
7.
Vanesse observa tranquillement ses enfants. Son instinct maternelles prit le dessus sur ses pulsions protectrices. Ses mains, rongés par un début de Parkinson, vacillaient aléatoirement tandis que ses jambes, fermement serrées empêchaient tout signe de faiblesse extérieur. Elle passa délicatement une main dans les cheveux de sa fille et soupira. La fillette navait que six ans mais déjà ses grandes qualités la décrivaient comme une gamine sage et attentionnée. Ses immenses yeux verts attiraient déjà les plus jeunes garçons tandis que ses cheveux bruns se déposant jusquà ses reins, noyaient dun charme étonnant sa fine silhouette dange. Bien sur, de temps à autre, des nuds aussi gros que des nids dalouettes se formaient dans sa puissance touffe acajou mais sa patience incroyable suffisait à les démêler dun coup sec. Une anecdote revint soudain aux pensées de Vanessa : Cest un matin, un matin dhiver comme un autre. Un vieil homme faisait silencieusement la manche face aux portes du centre commercial le plus proche et devant ce spectacle émouvant, la jeune Cynthia, tout juste âgée de 4ans sarrêta et de sa voix la plus généreuse murmura un « Maman, moi quand je serai grande et bien
jaiderai les messieurs qui sont pauvres » ce qui bouleversa au plus au point le clochard. Vanessa sourit et déposa un baiser sonorisant prés de sa tempe brûlante.
Chérie ? Tu es sure que tout va bien ? demanda Stephen.
Oui
je suis juste un peu fatiguée
je peux venir près de toi ?
Stephen acquiesça dun geste de la tête et accueillit sa femme dans ses bras protecteurs :
Nos enfants ont bien grandi
bientôt William quittera la maison et Cynthia se lancera dans une carrière dans le mannequina, plaisanta-t-il.
Sils grandissent
Arrête, tu nes pas drôle
Tu me caches des choses, je ne sais pas ce quil se passe dehors mais toi tu en es au courant
Je ne veux pas risquer ma vie ni celle de mes enfants mais si tu as lintention de nous séquestrer ici encore longtemps, il faudra me dire dabord la vérité
Chérie, tu connais la vérité, je tai tout raconté à propos de la Michoule
il faut me croire
mais si tu ne veux pas me faire confiance
Mais bon sang tu me prends pour un mythomane ?
Attends, tu as eu des problèmes dalcoolisme durant des années sans que jen sache rien et maintenant tu me parles dune chouette qui prendrait en otage une petite ville de Caroline du Nord et qui sen prendrait à des gens innocents ?
Mais putain cest vrai !
Il te faut quoi dautre comme preuves de vérité ?
Rien
cest bon
je vais aller me coucher près de Benjamin.
Ouais cest ça
fuis moi
Vanessa se dirigea près de son fils et ébouriffa ses fins cheveux blonds. Quelques gouttes de sueurs perlaient autour de son visage dange. Ses petits yeux bleus ancrés dans sa peau de rose lui donnaient un attrait indéfinissable. Sa douceur et son affection permanente auprès de sa famille emplissaient ses parents dune fierté incomparable. Malheureusement, ses nombreux problèmes rénaux jouaient sur son caractère et de plus en plus, lenfant se renfermait sur lui-même, évitant les autres bambins de son age au profit dune solitude étrange. A peine âgé de plus de 3ans, il sinventait déjà un monde imaginaire où il évoluait paisiblement accompagné de petits étres volants et de princesses féeriques. Atteint psychologiquement, il pleurait souvent de légères larmes amères et ses parents redoutaient déjà lheure terrible où les médecins leur annoncerait la mort prochaine de leur bébé affectueux. Vanessa tenta doublier pour quelques minutes les chirurgiens et leurs pratiques morbides en se concentrant sur les bouclettes angéliques de son chérubin blondinet. Elle laissa glisser une larme le long de sa joue rebondie et posa son crane endolori sur la couverture.
Ma femme devient folle
il faut absolument que je sorte voir ce quil se passe dehors sinon cest moi qui deviendrait fou à mon tour
Stephen, où vas tu ?
Je descends quelques instants dans le salon pour voir si les volets sont bien fermés.
De toute façon, je ne peux te dissuader de rien alors fais comme tu le sens.
Stephen descendit prudemment les escaliers et ouvrit la porte dentrée. Des flammes orangées sélevaient au-dessus des demeures de Wilmington. Une épaisse fumée noire virevoltait dans les cieux emportant tout sur son passage. Des flambeaux gigantesques brûlaient aux quatre coins de la petite ville. Le feu.
Oh mon Dieu
on va tous y passer si je ne réagis pas tout de suite
Les cendres encore brûlantes des restes de la minuscule chapelle juive formaient un amas de poussière ébène. Le vent violent sétait à présent transformé en bourrasque vivante, résignant les malheureux arbres qui survivaient encore à abandonner leur vie. Les cris perçant de lanimal légendaire résonnèrent dans toute la cité, faisant vibrer à loccasion la terre et ses cailloux brûlés. Stephen poussa un hurlement terrifié. Il referma violemment la porte et se précipita à létage.
Vanessa
dehors
le feu
elle
balbutia-t-il.
Que se passe-t-il ?
On ne peux plus rester ici, il faut absolument sortir de cette maison et fuir le plus loin possible
sinon
Elle nous attrapera
Putain de chiotte, de couille, de merde ! Vous allez vous magner le cul !
William regardait à présent tout autour de lui comme si le ciel lui était tombé sur la tête et quune nouvelle vie soffrait à lui. Il réveilla sa petite sur et lui murmura une phrase incompréhensible à loreille. Cette dernière lui empoigna la main et chuchota :
Maman
jai peur
Vanessa écrasa sa fille contre sa poitrine et, regardant son mari, sexclama :
Va démarrer la voiture. Je me moccupe des enfants. On te rejoins dans deux minutes.
Cynthia saccrocha à son père :
Papa
ne pars pas tout seul
je veux venir avec toi
Stephen attrapa sa fille cadette et séloigna dans lombre. Il quitta le domicile et se rapprocha lentement de son véhicule. Vanessa habilla ses enfants puis ils descendirent près de la porte dentrée. Stephen devait venir les chercher à ce lieu de rendez-vous (normalement). Elle observa William. Le jeune homme commençait déjà à avoir deux ou trois poils au bout du menton et bientôt il ressemblerait à son père. Il possédait déjà cette arrogance téméraire et cette fermeté exemplaire quil lui avait inculqué. Ses deux yeux noirs charbons semblaient contenir une souffrance terrible mais le calme de ses fais et gestes rappelait à lordre ses aptitudes masculines. Terriblement bagarreur et en proie à de la désinvolture scolaire, ladolescent entrait dans une phase difficile de son existence. Ses sauts dhumeur continuels posaient problème à ses parents mais pour ses amis, il représentait le modèle type du jeune délinquant juvénile. Meneur indescriptible dune brande de potes attachés aux rappeurs dune nouveau genre : Eminem et compagnie, il savait faire preuve dune grand courage et dune intelligence extraordinaire lorsquil le voulait bien. Vanessa lui sourit. Il lui rendit la pareille et glissa sa main dans ses cheveux noirs.
Un klaxon retentit au loin. Un murmure assourdissant bouleversa les oreilles fragiles. Vanessa serra Benjamin contre son cur et attrapa la main de William. Elle ouvrit la porte de la maison et poussa un cri strident. Un cataclysme impressionnant se tenait devant elle. Le feu dévorait tout sur son passage, ne laissant de chance à aucun être humain comme végétal. Le vent dune puissance incontrôlée dépassant léchelle de Richter, accompagnée dune pluie sans précédent rappelle au jeune adolescent les scènes terrifiantes du dernier film en vogue Le jour daprès, une mise en image de la fin du monde ! Soudain, un sifflement se dirigea vers la petite famille. La Michoule survola la demeure des Garth et se posa en douceur sur le toit qui ne résista pas longtemps à sa surcharge pondérale. Vanessa installa Benjamin dans son siège auto et se glissa à ses cotés, devancée par William. Elle hurla à son époux :
Stephen ? Stephen ? Est-ce quon va sen sortir ?
Noooooooonnnnnnnnnnnnnn !
Les yeux brouillés de larmes Stephen se tourna vers sa femme et rétorqua :
Je ne sais pas chérie
je ne sais pas
Vanessa ferma ses yeux et Stephen démarra le moteur. Un vrombissement sen suivit et la Michoule senvola à nouveau. Elle pourchassa la petite voiture qui roulait parmi les décombres imposants.
Putain, mais elle men veut vraiment !
Zigzaguant autour des cadavres de véhicules et de personnes implorant le pardon de Dieu, William prit sa tête entre ses mains et se mit à chanter :
Feelings
Nothing more than feelings
Trying to forget my
Feelings of hate
Imagine
Beating your face
Trying to forget my
Feelings of hate
Feelings
For all my life Ill feel it
I wish Id never met you
Youll make me sick again
Feelings, oh oh feelings
Of hate on my mind
Feelings
Feelings like I
Silence! hurla Stephen.
Le feu grignotait toujours les parcelles de vie humaine qui subsistaient encore. Un vent machiavélique balayait les rues maudites. Une pluie sale, mêlée à de la neige fondue ou bien à des grêlons minuscules giclait sur la pare-brise fissuré. La Michoule suivait toujours lautomobile où lessence commençait à se faire désireuse. Dénormes larmes de tristesse glissaient sur les pommettes de Cynthia tandis que Benjamin sétait évanoui sous la pression de la situation. William, le regard perdu dans le vide murmurait toujours les paroles dOffspring dont il était admiratif, dans sa tête. De corpulents nuages sappropriaient maintenant latmosphère. Les oiseaux avaient cessé de voler et la tempête du siècle faisait toujours rage. Vanessa chantonna une berceuse mais personne ny fit attention... Personne ne fit attention à rien
Personne ne fit attention à ce qui arriva par la suite
8.
La suite ? moi je vais vous la raconter la suite
Jai perdu ma femme, mes deux garçons et mon goût de vivre.
Je suis là, assis, le regard perdu dans le vide, ma fille à mes cotés.
Je crois que je ne lai plus vu rire depuis ce jour-là
ce jour qui a de nouveau tué ma propre existence. Jai aimé
oui
mais aujourdhui je crois que former une nouvelle vie avec le seule personne quil me reste ne fera pas partie de mes projets futurs.
Vous allez sans doute me demander comment tout cela sest terminé ?
Vous allez sans doute vouloir savoir comment ma famille ma quittée ?
Vous allez sans doute vouloir des nouvelles de la meurtrière ?
Et bien voilà
Nous étions dans la voiture, cherchant une issue possible à notre folle course poursuite avec un volatile assassin lorsquelle a piqué du nez
ou plutôt du bec me diriez vous. De toute façon, là nest pas la question. Elle a brisé la voiture en deux parties inégales. Je me suis alors enfui avec ma femme, mon fils aîné et ma fille (le petit dernier étant mort dun arrêt cardiaque sans douleur ma-t-on dit) et nous avons trouvé un endroit où nous réfugier. Mais notre prédateur n a pas lâché laffaire et elle est revenue à la charge quelques instants plus tard, emportant dans son bec mon dernier fils et enfonçant ses ergots menaçants dans le ventre de ma femme.
Je ne sais pas ce quil sest passé ensuite. Je ne me souviens de rien. Mais je sais quà mon réveil
Cynthia était près de moi, les yeux grands ouverts et la bouche ronde. Je lai embrassé et nous sommes partis. Nous sommes partis là où je vous écris. Nous avons roulé des jours entiers mais ni elle ni moi ne nous en plaignons. Depuis la mort de nos proches nous ne sommes dit que deux ou trois mots. Aujourdhui, je compte bien me rapprocher delle. Je veux lui parler de mon exquise femme et de mes deux garçons dont jétais si fier. Je veux lui parler pour quelle ne les oublie jamais. Je veux simplement lui parler
Oh, jallais oublier
La Michoule ? Personne ne la revue mais ce qui est sur, cest quil ne reste aucun survivants de la « tragédie de Wilmington ». Mais son histoire nest pas encore terminée
dans trente ans je serai là
je serai là et je compte bien un jour lui prendre ce quelle ma prit
ce jour-là
je tuerai La Michoule