Bon baisers d'Urzine est un recueil de six nouvelles dont la principale ambition est de distraire par le biais de l'humour. Elles peuvent se lire indépendamment, bien que certains faits relatés renvoient volontairement à l'une ou l'autre des histoires, dont la trame principale transporte le lecteur dans la petite ville d'Urzine (ville imaginaire librement inspirée de Nice) à l'aube du XXIème siècle.
Éditions Bénévent
Extrait de louvrage
Urzine villégiature des dieux
Le jour tant attendu par certains tant redouté par dautres arriva enfin ; les nombreux préparatifs de départ ayant été faits la veille, dans une joie et une bonne humeur quasi générales, cest très tôt le matin, alors quil faisait encore nuit, que la petite famille sembarqua à bord de lautomobile flambant neuve dont on venait tout juste de faire lacquisition. Dun naturel particulièrement prévoyant, Jérôme Stru.dell avait décidé sans consultation préalable cette fois ci de partir bien avant que le jour se lève, ceci afin déviter autant que faire se peut la chaleur caniculaire ainsi que le flot tumultueux des vacanciers transhumants qui, tout comme lui, voyaient en ce premier juillet une échéance électorale importante. Cest donc bien avant laube que la Beluga GSX Sport grenat métallisé se mit en branle, et lorsque le soleil entama timidement sa lente ascension dans la pénombre de lhorizon, elle avait déjà parcouru une distance appréciable sur lautoroute des vacances
La majeure partie de cette joyeuse expédition seffectua sans embûche notable. Le chef de famille se réjouissait intérieurement des performances exceptionnelles de son joujou mécanique et il ne doutait plus à présent, avec un tel bolide en main, de pouvoir tenir une moyenne dont aucun de ses collègues de bureau ne pourrait se vanter.
De leur côté, sur la spacieuse banquette arrière, les turbulents bambins, lorsquils ne se chamaillaient pas entre eux, malmenaient allégrement le débonnaire Kléber, promu pour la circonstance compagnon de jeu indispensable, et tandis que ses deux tortionnaires lui tiraillaient les oreilles et la queue dans de grands éclats de rire, linfortuné quadrupède se prenait à rêver de cette époque finalement bénie où lexiguïté de la voiture familiale lobligeait à voyager seul dans le coffre
Nostalgie, quand tu nous tiens !
Quant à madame Stru.dell, détendue et souriante, elle potassait tranquillement tout une pile de guides touristiques qui vantaient avec force les attraits de la région rançonnaise et les lumineuses photographies de palaces, de piscines bordées de palmiers et de plages dorées embrasées par le soleil quelle détaillait avidement de ses yeux gourmands et qui lui laissaient entrevoir un séjour qui sannonçait inoubliable.
Bref, pour quelque raison que ce fut, chacun avait hâte darriver à destination, et la quasitotalité du voyage se déroula en toute décontraction. Pourtant, comme lénonce si bien la sagesse populaire, même les meilleures choses ont une fin
et après plusieurs longues heures dun trajet sans nuages, alors que la famille Stru.dell allait pratiquement toucher au but, les aléas dun destin ingrat voulurent que la situation se dégrade peu à peu
À une soixantaine de kilomètres seulement de la cité urzinoise tant espérée, Jérôme Stru.dell avait dû quitter lautoroute du Sud, à la sortie de Roquemouille très exactem2ent, sengager sur la route nationale qui, seule, faisait la jonction avec Urzine, et sengouffrer dans ce véritable entonnoir géographique que sont les gorges de la Gourance et qui constituent le passage obligé pour ranchir la haute chaîne de Maldonne
Ce, bien entendu, à linstar de quelques milliers dautres émigrants tout aussi prévoyants
Et le propre dun entonnoir, quil soit géographique ou non, étant justement de concentrer en son excavation conique les éléments qui sy déversent, le flot des véhicules, relativement fluide jusqualors, sintensifia dangereusement, se densifia à lextrême et finit par se solidifier définitivement, créant ainsi ce que les spécialistes appellent « un embouteillage monstre
» et que Jérôme Stru.dell préfère lui qualifier de « vacherie de bouchon à la con » (sic)
Bref, quel que soit le substantif que lon accorde à ce phénomène si caractéristique des grandes migrations estivales, nos malheureux itinérants se retrouvèrent bel et bien au coeur même de cette éprouvante perturbation
Et cest ainsi que depuis une bonne trentaine de minutes déjà, la folle cavalcade des 170 chevaux de la Béluga GSX Sport sétait transformée en laborieuse procession de vieilles carnes souffreteuses
Inutile de préciser que cette brutale décélération avait fortement entamé le moral de Jérôme Stru.dell et que la noire morosité qui montait inexorablement en lui menaçait gravement, comme nous lallons voir, la paix monacale qui régnait auparavant dans lhabitacle climatisé :
Ha! Bon sang de bon sang ! Mais cest pas vrai, ça!
Non mais regarde moi ce tas de mollusques ! Sont tous plus abrutis les uns que les autres !
Et lui, là devant, quest-ce quil attend pour avancer ?
Ho! Le Suisse ! Tu te réveilles ou tu veux que je te rentre dans le
Jérôme ! Attention à ce que tu vas dire ! Pas de grossièretés, sil te plaît ! Et puis noublie pas que si tu emboutis notre prédécesseur, tu risques de déclencher ton cher airbag !
Marion, cest pas le moment de faire de lesprit, je ten prie ! Si toi aussi tu te ligues contre moi, je vous abandonne ici et je continue à pied, moi
Compris ?
Oui mon minou
Compris.
Et puis, dis à tes gosses darrêter décarteler cet idiot de chien ! Il perd suffisamment de poils comme ça !
Calme-toi, je ten prie ; rien ne sert de sénerver de la sorte
Après tout, il y avait fort à parier que lon rencontrerait ce genre dembouteillages
Sur la route des vacances, début juillet, cétait à prévoir, non ? Cest même ce que lon appelle ordinairement un cliché ; et puis nous avons tout le temps, nous ne sommes pas pressés, nest-il pas ?
NON, Marion, il nest pas ! Et ma moyenne, hein ? Quest-ce que tu en fais de ma moyenne?
Tu ne te rends pas compte, toi
Jétais en passe de réaliser lexploit, tu entends?
Faire mieux que tous ces vantards de lagence ! Mieux que Plantier, même! Lui qui se prend toujours pour un pilote de formule un, je lui en aurais mis plein la vue, à ce fumier !
Jérôme ! Surveille ton langage!
Pense aux enfants !
Oui, eh bien justement ! Quils nous foutent un peu la paix, les enfants ! Sils continuent de gesticuler de la sorte, je remets Kléber dans le coffre ! Cest pigé, vous deux ?
Le regard maussade du chien-cobaye salluma furtivement dune brève lueur despoir ; mais Robertpierre et Marianne, dun petit clin doeil complice, décidèrent dun cessez-le-feu temporaire afin déviter une aussi lourde perte. On reprendrait les festivités un peu plus tard, lorsque la tension serait retombée
Mais retomberait-elle seulement de sitôt ?