Gourou de la lune
(prologue)
Je me doutais bien quils feraient tout leur possible et même davantage pour quitter Marseille
quils se sentaient mal à laise entre les murs de cette cité trop lumineuse pour leurs pauvres yeux fatigués. Ils hésitaient, traduisant leur désarroi par des regards fuyants, mais la sanction nallait pas tarder à être assénée, dure à entendre, impitoyable. A la manière dun son discordant, elle serait terrible à supporter pour mes fragiles oreilles qui, sensibilisées à lexcès, ne souffriraient aucun écart de langage, aucun couac. Un coup de sabre sur une partition dont les premières notes avaient été soigneu-sement alignées sur la portée initiale : un véritable déchirement, une lacéra-tion phonétique et mentale. Fébrile, attentif au moindre signe avant-coureur, je me tenais prêt à être banni, éjecté sans ménagement de ce terrain de jeux où javais pris des tics et des habitudes de « surfeur du soleil ».
Victimes dune sorte de claustrophobie, ils enduraient la crainte de sattarder en un lieu où la transpiration dessine sur la peau tout un réseau de rigoles imitant les cours deau qui serpentent dans les champs verdoyants dune région pluvieuse. Stressés par cette cité portuaire où les décibels col-lent par grappes bourdonnantes à la canicule tel un essaim dabeilles à une ruche, leur motivation dancrage seffaçait au profit dun éloignement serein et rafraîchissant. Pour une obscure (?) raison, une paranoïa latente les pous-sait peut-être à simaginer enracinés dans une routine coupable et, se sentant incapables de faire volte face sans avoir au préalable pesé le pour et le contre, devaient-ils réfléchir longtemps avant de prendre une décision défi-nitive.
Mes jours dans cette ville brûlante étaient comptés
Cétait plus quune intuition, cétait une conviction !
Evidemment, ils se sont bien gardés de me demander mon avis : ils ont toujours eu pour habitude de faire leurs coups en douce. Ils ne sont guère imprévisibles
cest là leur principal défaut, une grossière erreur. Je ne suis jamais dupe de leurs manigances ; captant les deux fréquences à lémission analogue, je devine lélaboration des plans quils ourdissent comme si je lisais dans leurs esprits conjoints (deux pensées en osmose). Cest un don du ciel, oui, sûrement pas un héritage congénital ! Un pouvoir sur eux, le seul : de près ou de loin, un lien télépathique me rattache à ce couple.
Est-ce donc cela que lon nomme assez arbitrairement les liens du sang ? Sans doute aura-t-il circulé dans des artères dune fluidité à faire pâlir bison futé en personne
Cet attachement génétique passe-t-il par les brumes du cerveau avant daller se ficher dans le cur, flèche ardente dont on aura enduit la pointe dun poison qui rend fidèle ?
Mais que peut-on raisonnablement exiger lorsquon sort à peine de luf, hein ? Est-ce quun poussin règne sur un poulailler sans avoir fait ses preu-ves auparavant ? Sans quelques plumes fièrement dressées sur le croupion ? Doit-il, dès son éclosion, pousser un cocorico ! retentissant, histoire daffirmer une autorité précoce et, pour lensemble de la basse-cour, pré-somptueuse ? Le bec désespérément scellé, jétais condamné à attendre des jours meilleurs, et lobéissance se transformerait petit à petit en mauvais souvenir.
Hélas, ma barbe napparaîtrait pas de sitôt ! Un duvet étrangement doré atténuait la couleur de ma peau, sur mes joues, mes jambes, mon torse et mes avant-bras. Un contraste pileux quun simple coup de lame effacerait. Rien encore qui nannonçât lavènement de ladolescence, avec la mue vocale, les premiers passages du rasoir sur le menton, lacné disgracieuse pour me défigurer, et
La patience, synonyme despoir, est la qualité première des gosses.
La bonne excuse, implacable et fondamentale, sest imposée sans que ces « fourbes congénitaux » naient eu le temps de manigancer un mauvais coup, de jouer une partition médiocre qui les aurait impliqués directement au sein de la cacophonie familiale. Je pense néanmoins que leur conscience ils en ont donc une
ouf ! en fut quelque peu soulagée.
Le sort en était jeté, et les dés pipés davance. On ne sopposait pas à leurs calculs sournois
on obtempérait en silence, on abdiquait forcément. Rien nétait plus logique, plus naturel.
Je nétais pas en âge de refuser de les suivre. Cétait trop tôt !
Mes parents puisquil sagit deux, nest-ce pas ? craignent le soleil autant que la lèpre. La pâleur est leur foi, leur panache
une authentique fierté !
Peut-être sont-ils noctambules, dormant le jour à labri des rayons malfai-sants du « lustre de feu » ils nosent même pas prononcer son nom, ces givrés ! et parcourant les rues surpeuplées de désuvrés, dinsomniaques et de joyeux fêtards, tandis quil sest provisoirement éteint.
A moins quils ne soient naturellement albinos et naient jamais jugé bon de me lavouer, comme si cétait la pire des tares. Ou bien (heureusement plus invraisemblable) appartiennent-ils à cette secte très à la mode actuellement, et qui fait des ravages parmi les déconnectés de la vie, les paumés chroniques :
La Geste des Sélénites !
Au début, la plupart des gens prétendirent avoir surpris ces marginaux lors dune promenade romantique, lorsque la lune veille, sentinelle glaciale des couche-tard. Bizarrement, les autres se taisaient, doutant assurément de létat de leur raison au moment de la surprenante rencontre. A cette heure avancée de la nuit, des substances illicites avaient abreuvé les muets, qui noffraient aucun renseignement utile et crédible car émergeant forcément dun rêve artificiel, dune vision truquée.
Accompagnée de son amant visiblement plus jeune quelle, une femme trop maquillée la volubile de service déclara aux micros des médias installés aux premières loges : « Nous nous baladions main dans la main, mon fiancé et moi, contemplant le ciel, et, lorsque nous avons baissé les yeux, attirés par un bruit de cavalcade, nous avons eu droit au spectacle de ces étrangetés surgies de nulle part et galopant dans toutes les directions comme des hystériques ! Ils sautaient les bancs publics, les poubelles
On aurait dit des chevaux fous séchappant dun enclos ! ».
Tétanisé, le jeunot bellâtre se contentait dapprouver, hochant la tête, son regard fixant un point précis mais invisible situé entre ses pieds
Il était aisé de songer à un bonnet dâne auréolant ce front livide derrière lequel aucune lueur dintelligence navait jamais déniché létincelle pour sy allumer enfin.
Egalement non dénués de lyrisme, des intervenants plus discrets précisè-rent avoir eu limpression de croiser des ectoplasmes, des ombres enfarinées, tandis quun improbable bien-être les survolait, battant de laile. Lexpression « spectres blafards » revenait fréquemment sur les lèvres, marquant les esprits
Courants dair sur un sol poussiéreux, ces fantômes hallucinés hantaient les boulevards, et leurs ombres maléfiques sélevaient jusquà des cimes insoupçonnées. Occultées par ces nuages virtuels de forme vaguement humanoïde, les étoiles accrochées au plafond nencerclaient plus le lustre (?) lunaire.
A une cadence infernale, la liste des observateurs sallongeait de jour en jour, revêtant laspect dun catalogue, usant de lencre et du papier. Les té-moignages étaient nombreux, accablants ; le conditionnel ne simposait plus. Cette secte existait bien ! Ce nétait pas un fantasme, ni le fruit de la mythomanie populaire quand il sagit de se montrer à la télé ou de lire ses propres déclarations dans les journaux tout ce qui donne une contenance et une épaisseur au néant. Il nétait pas question de divagations, mais dune réalité pesante, et il fallait en alléger le danger potentiel par tous les moyens légaux.
Quelques hurluberlus en mal de reconnaissance sociale avaient même prévu de se lever vers minuit ou de ne pas se coucher pour aller à la pêche aux infos sur place. Ce nétait pas de la curiosité gratuite, non, car ils faisaient cela dans lespoir davoir quelque chose à révéler à la presse
et de se montrer. Ensuite, ils se vantaient davoir participé à la grande traque des clowns lunatiques ou davoir délibérément écarté lopportunité de passer à la télé. Certains poussaient le bouchon un peu loin : « PPDA voulait minterviewer au 20 heures, mais jai refusé. Vous me connaissez, hein ? Jai toujours su rester humble ! ».
Une psychose naissait, insidieuse. Plus personne ne sortait après le crépus-cule, quand le soleil nest plus quun dôme rougeoyant à lhorizon ; bientôt, les rues ne seraient plus que des boyaux sonnant creux. Juste quelques in-conscients pressés de refouler leur traintrain quotidien saventuraient à af-fronter la terrible rumeur.
Oui, sourds aux injonctions du couvre-feu, la majorité des témoins avaient été des couples dont cette vision spectrale avait interrompu les aveux pro-metteurs et les roucoulades précédant ce premier baiser quils avaient, sem-ble-t-il, programmé assez prématurément. A lavenir, au contact de ces zombis de la nuit, on délaissera ce contexte romanesque qui aura pris une teinte beaucoup plus nuancée, une saveur moins délectable. On préfèrera renoncer, se calfeutrant dans une chambre dhôtel comme des amants clan-destins.
Le symbole du « toit des amoureux » sapprêtait à tomber sur la tête de ces tourtereaux aux illusions tristement humaines et confrontés, pour un soir, à la réalité du poids de la solitude sur le cerveau des âmes faibles. Chacun aura rencontré lincarnation surréaliste dun flash de déjanté et laura fuie, décampant plus promptement quil nétait venu à sa rencontre, guidé par le hasard. Cétait à vous dégoûter des promenades à la belle étoile et des câlins à labri des regards importuns !
Cela évoquait un genre de carnaval macabre, un défilé de mannequins doutre-tombe
Echappés du néant, ils harcelaient les vivants qui, à leur goût, porteraient sans doute mal le suaire une fois sonnée lheure de ladieu. Même invités au royaume des morts, lorsque la peau abandonne les muscles et les os à leur triste sort (et aux asticots), ces mécréants manqueraient for-cément de classe puisquils auront endossé un habit sacré comme sil sétait agi dune pelisse dépouvantail à corbeaux. Vêtus dune toge immaculée, ils couraient dans tous les sens, paraît-il, slalomant entre les arbres et les véhi-cules garés, proférant des anathèmes à la face des piétons affolés
On entendait surtout un individu grand, sec, dégingandé, particulièrement virulent et figurant toujours en pole position sur les procès verbaux de la police. Son visage blafard ressemblait au masque dune momie ou dun fantôme. Un succédané de Belphégor qui aurait subi une décoloration spontanée
et serait singulièrement bavard.
Il prêchait dune voix de stentor, haut perchée, trop forte pour être celle dun prophète : tout le contraire dune voix molle. Plutôt celle dun ténor alors que la représentation vient à peine de commencer et que son timbre est encore clair plus tard, les actes se succédant, il deviendra moins
clai-ronnant. Toutefois, il lui manquait la calme assurance de lhomme sage ; et dans ces conditions, il est ardu de persuader les sceptiques, les suspicieux !
Cétait indubitablement lui le meneur, le grand gourou
tel quaurait pu lêtre Moïse sil avait choisi le côté obscur de la force. Après avoir emprunté une voie contraire à la foi, ce haut personnage biblique, hanté par une malé-diction tenace, aurait guidé son peuple vers des horizons squattés par des présences impies.
Las, les flics écoutaient les plaignants ou les témoins dune oreille distraite, arborant une grimace dubitative, toujours la même. Il est de notoriété publi-que que les tapages nocturnes nintéressent pas vraiment les défenseurs de la loi et des contribuables (veuves et orphelins confondus), nest-ce pas ? Mais cétait plus de la lâcheté que du mépris. Si le boucan émane dune source taboue, nul nose le traduire par des mots simples tapés à la hâte sur une antique machine à écrire qui sent la routine, et la crue sécoule, prend du volume, sans quaucune autorité ne réagisse à temps
« Vous désirez décrocher la lune ? Peine perdue, vous vous fatiguez pour rien, nul ne peut latteindre. Quant au Dieu des Flambeaux, il tombera tout seul ! Et vous serez dessous. Plusieurs milliards dentre vous. Vous serez avec lui aspirés par le néant. Les ténèbres mangeront lil de Braise, léclipse éternelle le guette, et ses paupières se fermeront à jamais, comme si on les avait cousues. Le Cyclope au Regard de Napalm sera éborgné, aveuglé de façon à permettre la prolifération des membres de notre clan, de notre race ! Et nous serons là, tous Fils des Sélénites, pour chanter les louanges de la Dame de Glace ô Lune Divine, ô notre Déesse de lOmbre, ô Sirène Céleste, ô notre Reine Grise mais si Lumineuse, ô Universelle Mère ! Nous punirons votre arrogante audace. Notre lignée appartient déjà à votre descendance. Nous sommes les Elus ! La Sphère dIncandescence saffaiblira, séteindra. Son trône chancelle déjà, instable, déséquilibré. Il est grand temps que la Fille de la Nuit ô Lune Divine, ô notre Déesse de lOmbre, ô Sirène Céleste, ô notre Reine Grise mais si Lumineuse, ô Uni-verselle Mère ! règne jusquà la fin des temps ! Gloria ! Gloria ! »
Il sexprimait par énigmes, mais un mot était banni de son vocabulaire :
Soleil !
Sans doute lui brûlait-il la langue et les lèvres, transformant ses dents en autant de bûchers éparpillés sur ses gencives, plaines rosâtres où les incen-dies sallument à chaque syllabe lâchée dans la nature. Sa voix tonnait, martelant la quiétude des pâtés de maisons habituellement endormis tels des groupes danimaux dune même race en train dhiberner. Percutante, elle simulait une boule de pétanque que lon propulse rageusement sur un mur, agacé par un tir maladroit, au mépris de le fissurer. Son écho ricochait dun immeuble à lautre, bille de flipper que nul tilt ne stoppera jamais
Affichant une noblesse factice et une arrogance pompeuse, il ânonnait sa litanie froidement, et si vous aviez le malheur de lécouter, votre échine se glaçait aussitôt, comme si lhiver était déjà là, omniprésent, décalé. Et sur-tout rappliquant spécialement pour vous
pour redresser quelques poils avachis par la chaleur et le farniente.
Cétait une mécanique parfaitement huilée, et cette itération orale évoquait plus un enregistrement en studio restitué à lair libre par le biais dun haut-parleur quun discours de tribun face au peuple. Les paroles quil déclamait étaient bien trop puériles pour sortir de la bouche dun véritable prophète. Il ne les débitait pas, non
il les dégueulait !
Il navait absolument rien dun prédicateur, ce type ! Sous un chapiteau, il aurait fait un carton en diseur de bonne aventure, en chansonnier de bastrin-gue
Cétait plus un clown du verbiage quun manieur de prose ! Tout un cirque singé par cette longue silhouette enfarinée et bavarde échappée dun placard de meunier où elle se sentait à létroit, muselée.
Les plus jeunes de cette insolite horde de fanatiques (surtout les petits mâ-les) se jetaient des bouts de craie blanche à la figure ; de toute évidence, ils gardaient les plus colorées pour lébauche picturale urbaine quils avaient pour habitude délaborer sur les murs de la cité ensommeillée.
« Elles étaient phosphorescentes, et jai immédiatement pensé à un ballet de lucioles ! », affirma un quidam après avoir croisé ces pitres psychotiques à loccasion dune déambulation tardive, accompagné de son chien Dudule, qui était vraisemblablement pressé de soublier contre un arbre. Les ayant observés du haut de sa fenêtre tandis quil espérait lapparition dune co-mète, un adolescent crut voir en eux des nains de jardin délavés combattant au sabre laser.
« Comme dans La Guerre des Etoiles, la saga sidérale de George Lucas. Jen avais les frissons
mais plus de trouille que dadmiration. Les héros de BD projetés sur un écran de cinéma, cest pas mon truc ! Je préfère les mangas et lastronomie. »
Ils souriaient niaisement tels des hallucinés ou des drogués ; on aurait dit des anges (des anges démoniaques) parachutés là pour faire la fête. Une sorte de kermesse à la fois sordide et tragi-comique. Ils jouaient à être humains, avec ce que cela comporte de superficialité, dhypocrisie et de cynisme, avant de remonter se percher tout là-haut, sur leurs nuages, une fois la récréation terminée, recouvrant enfin leur morphologie hybride
mi-enfant, mi-oiseau.
Sans le moindre effort intellectuel ou fantasmatique, on pouvait facilement imaginer quils étaient équipés de cartouchières en bandoulière, des « craies hurlantes » remplaçant les traditionnelles balles au profil de requin. De stu-pides révolutionnaires dopérette, des mutins de pacotille
Une meute de mômes grand-guignolesques, oui !
Auparavant, ils avaient tagué les murs et les voitures, brisant net leur « moyen dexpression » ; ainsi, des moignons de craie jonchaient le sol, petits cailloux ou morceaux de sucre (des douilles ?) éparpillés à dessein en un point précis durant leur délire carnavalesque. On avait dupliqué le Petit Poucet et les petits monstres étaient passés dans les environs, semant ces bûchettes ectoplasmiques afin de baliser la piste datterrissage réservée à lattaque en piqué dombres volantes échappées du purgatoire.
Souvent, ces drôles de sauvageons poussaient les cantonniers à collection-ner les heures supplémentaires, et ils étaient obligés de bosser à lheure de lapéro pour rattraper le retard. Des patrons de bar plus sympas que dautres leur amenaient parfois leur « carburant » sur place, et les verres de Pastaga se sirotaient sur le bord dun trottoir ou carrément dans le caniveau, le balai à la main ou posé contre une poubelle.
Lorsquils jugeaient le véhicule à traiter trop incolore, ces sales mioches se contentaient de rayer la surface de la carrosserie. Cela engendrait un son crissant insupportable, et on songeait tout de suite à des fauves en colère échappés dun zoo sattaquant toutes griffes dehors aux obstacles quils ren-contraient sur leur itinéraire de fuite.
Afin de se préserver de ce bruit strident, on plaquait ses mains sur ses oreilles, car la nuit silencieuse se métamorphosait très vite en un véritable carcan pour les tympans, et pour les rares animaux présents, qui désertaient les lieux sans tarder.
Autrefois, un silence à couper au couteau régnait dans les parages, et ici précisément, il était aiguisé telle la lame ensanglantée de larme blanche dun boucher qui vient de trancher dans le vif du sujet. Un royaume pour sourds et malentendants où les bavards seraient bannis ou sexprimeraient uniquement par signes. Le paradis des muets qui, du seul fait douvrir la bouche pour respirer, deviendraient hors la loi et seraient accusés dexhibitionnisme.
On déambulait dans les rues ou sur le littoral sans mot dire, écoutant le chant muet des étoiles ou le tendre clapotis de la mer proche, sétonnant de la qualité du silence, un sourire discret de satisfaction niché au coin des lè-vres, le regard dans le vague
Tout à fait surprenant également, le jeu de ces vandales juvéniles ne dé-clenchait jamais de fous rires inhérents à leur tranche dâge. Et ce petit ci-néma enfantin enfantin mais dangereux se déroulait sur lécran en trois dimensions dune immense salle à ciel ouvert. Cétait un drive-in dun autre monde où les acteurs évoluent sur le pavé, à lhorizontale, et non légèrement surélevés, tordant le cou aux cinéphiles
Là, lincarnation de ces comédiens délurés ne sollicitait pas les vertèbres cervicales des spectateurs.
A la faveur dun lampadaire, on nentrevoyait quun rictus bête se dessi-nant sur la figure blême de ces gnomes intemporels. Ce nétaient même pas des traits qui se dérident sur une face enjouée sous leffet dune bonne partie de rigolade, non, cétait laffreuse grimace dune immonde gargouille issue dun conte maléfique. Il ny avait pas dhilarité dans leurs cris suraigus et leurs moqueries sarcastiques, et cest ce qui effrayait le plus les noctambules croisés au gré des pérégrinations soi-disant artistiques de ces saltimbanques maudits. Cétait presque une jouissance sournoise
une réaction froide, cynique.
Sexprimant par longs monologues que lon écoutait avec plus ou moins dattention, daucuns affirmèrent avoir eu affaire à des êtres déshumanisés. Dautres employèrent des termes plus forts : « Des robots, je vous dis ! » ; « Des lutins de lau-delà, cest clair ! » ; « Des inhumains, pour sûr ! »
« Des vieillards de dix ans, oui
et qui ne savent samuser quau détri-ment dautrui. Pire que des sauvageons de banlieue ! Des bambins paumés dont le cerveau, déjà bien bouffé par la drogue, naurait jamais évolué, vieillissant même à une vitesse folle et communiquant des informations dé-calées aux muscles du visage
Ils sont totalement décérébrés et ricanent comme des hyènes, narguant leurs victimes avant de les mordre au men-tal. », se permit un médecin très réputé dans son arrondissement. Cétait le neveu du préfet, et sa femme venait dêtre coursée par ces nains espiègles mais impassibles surgis du néant sans autre intention que de leffrayer, de semer la panique dans son esprit.
Fort heureusement, les gestes obscènes avaient fui lordinaire de ces ter-reurs grimaçantes, et leur panoplie de fouteur de merde ne proposait aucune braguette, ouverte ou fermée, à la vue des passants. Cétaient de pudiques sans-culottes de cabaret dont la révolution ne visait personne en particulier au sein de la masse. Riches ou pauvres, tout le monde était convié à se join-dre à cette confrérie de « Pierrots lunaires »
sous peine de poursuite.
Arborant une moue maussade et dubitative chez les femmes, fataliste chez les hommes, chacun accordait son violon sur la longueur donde désespérée de cette sinistre musique de nuit. Daprès ce bel aréopage dintervenants empreints de tristesse et de renoncement, la solution qui simposait pour remettre un peu dordre dans cette pagaille urbaine débouchait forcément sur un affrontement sanglant entre les deux clans.
Les bébés sectaires face aux ados déjantés des quartiers défavorisés, tandis que les flics soccuperaient des adultes les ombres enfarinées et, priori-tairement, de leur gourou aux allures de zombi et à la voix de stentor.
Cétaient des paroles jetées en lair, bien sûr, sous leffet de la colère, mais tout le monde se doutait bien quelles retomberaient immédiatement, fusil-lées dès le décollage et retombant, inertes, dans le marigot de limpuissance à trouver le remède définitif contre ces deux maladies du siècle : les sectes et linsécurité.
Saturés, les médias semblaient prêts à renoncer à parler deux. Peut-être pour les exorciser, peut-être parce quils avaient tout dit et que personne, au niveau des sphères dirigeantes, ne prenait une décision définitive à leur sujet. Mais quelques titres ronflants fleurissaient encore à la page des faits divers, produisant tout de même leur petit effet :
Les « Adorateurs de la Lune » campent à Marseille, la cité solaire !
Le cirque des pitres sectaires continue de déployer son chapiteau à la belle étoile !
Est-ce une galéjade à la sauce marseillaise ? Les Gaulois craignaient quil ne leur tombât sur la tête, La Geste des Sélénites, la nouvelle secte à la mode, annonce sa chute imminente !
Au cours de lhystérie collective, les adultes néprouvaient jamais le besoin de badigeonner les murs avec de la peinture
A moins quils naient pas les finances nécessaires pour soffrir ce « moyen dexpression » plutôt coloré, et surtout plus encombrant que celui réservé aux minots démoniaques. En dautres occasions, tout cela aurait pu paraître hautement pittoresque. Un carnaval nocturne regroupant des ombres lunaires, sans plus. Une pitoyable mascarade !
Sur les façades, cétait toujours la même ébauche. Elaborée à la va-vite par des petits doigts nerveux et malhabiles maniant la craie comme un bourreau agite une dague sous la carotide dun traître ou dun ennemi. Une grande fresque représentant un ciel multicolore, avec un soleil dun jaune criard, intense, qui, manifestement, chutait tel un météorite sur un plancher des vaches dun vert profond. Tout était fluorescent, pour bien souligner le pro-pos pictural ; le côté vulgaire de la lumière souligné avec outrance, il était clair que linvisibilité de la lune signifiait quelle sapprêtait à régner dans lombre.
Evidemment, il ny avait aucun intérêt à peindre une mer dautomne par temps dorage sur un mur gris, si ce nétait le plaisir de créer tout un contexte sonore qui hérisse le poil et irrite louïe. De toute façon, ils nétaient pas là pour réveiller les gens, non, juste pour les convertir à force de harcèlement.
Mais où et comment sétaient-ils procurés de telles craies ? Cela sous-entendait une organisation très structurée, malgré larchaïsme apparent du « moyen dexpression » qui, visiblement, était destiné à impliquer la jeu-nesse dans cette opération de séduction par le mensonge et limage. Il fallait à tout prix agrémenter le discours dune once de naïveté, mais ce nétait pas vraiment une farce en cinémascope et technicolor ! Car des enfants jouant dans cette basse-cour de récréation ne pouvaient raisonnablement pas pas-ser pour des délinquants, tout juste des garnements en quête didéal et qui le démontrent en accompagnant leurs aînés. Le contraste en était saisissant
Dans un premier temps, on affole la proie pour mieux capter son attention ; ensuite, une fois quelle est fragilisée, on sait que sa fébrilité la rendra facile à manipuler, à contrôler
et il ne reste plus quà planter ses griffes.
Le coup classique. Du grand art !
Les membres de La Geste des Sélénites se servaient au hasard et nétaient influencés ni par le rang, ni par lâge, ni par le sexe du sujet à traiter, à en-doctriner. Ils lendormaient au moyen de paroles redondantes et soporifi-ques, puis le ferraient comme un poisson que lon noie, usant dun savant traitement dhypnose proche de lasphyxie
Cétait plus une pêche quune croisade !
Ils étaient opiniâtres, patients, car le moment viendrait forcément où les gens abdiqueraient, reconnaissant enfin queffectivement, la lune ne les tra-hira jamais, contrairement à cette boule de feu qui tombera forcément, un jour prochain, lassée davoir dépensé tant dénergie et décrochée par lépuisement
Et la joyeuse bande défilait devant les murs, les voitures, les arbres, les camions, en rangs serrés, à la manière de collégiens qui cherchent, devant un tableau noir, à flatter à tour de rôle leur prof de dessin, traquant la bonne note, la moyenne idéale
Sauf que là, lesquisse était toujours la même, et le support de luvre de texture et de couleurs changeantes. Ils sacharnaient en aveugles devant leur chevalet factice, peintres de limaginaire, de labsurde et de la folie faussement créatrice.
Pour couronner le tout, ils portaient tous un masque de porcelaine sur-monté de deux croissants de lune ; on aurait dit quatre minuscules cornes dardées vers la voûte céleste. Ou une antenne pour capter des messages émis par Séléné
ô Lune Divine, ô notre Déesse de lOmbre, ô Sirène Céleste, ô notre Reine Grise mais si Lumineuse, ô Universelle Mère !
Beaucoup dentre eux avaient les cheveux saupoudrés de paillettes phos-phorescentes. Quelques-uns sûrement les mieux placés dans la hiérarchie étaient vêtus dune cape qui battait dans leur dos à la manière dun pavillon par grand vent.
Mandrake et Batman tout droit sortis de comics surannés.
Au premier abord, et même sils sen défendent, mes parents (aïe !) don-nent plutôt limpression dêtre contaminés par une allergie inconnue, pour-quoi pas psychosomatique. Une attaque cutanée, oui. Une infime rougeur quelque part, et cest du pain béni pour les dermatologues. Lépidémie der-mique est en route, pas moyen den détourner le cheminement inexorable. Ils senduisent de la tête aux pieds dambre solaire, de crèmes soi-disant magiques, abusent donguents
Des couches et des couches. Ils considèrent ces pommades apaisantes moi, jappelle ça des « parasols cutanés » comme sil sagissait de créations divines. Rien nest moins sûr puisquelles luttent contre le feu !
Quand ils se pointent, le pharmacien affiche au coin des lèvres un sourire narquois qui en dit long sur son état desprit. Il a déjà une main ouvrant le tiroir-caisse. Pour lui, cest une douce musique, et il est bien le seul à lentendre et à lapprécier.
Il marrive de les surprendre tandis quils se talquent, entièrement nus, juste avant de shabiller pour sortir : surtout maman, qui poudre sans cesse son corps aux formes encore harmonieuses. Parfois, dans un silence sépul-cral, ils font trempette des heures durant dans notre baignoire remplie de lait à ras bord. Immergés jusquaux yeux, on les croirait postés en embus-cade, prédateurs amphibiens observant une « nourriture sur pattes » en train de sabreuver, et leurs cheveux affleurent tels des nénuphars ensorcelés dé-rivant sur un étang maudit. Ils me font penser à des crocodiles, et je ne peux me retenir den sourire. A dautres moments, ils mijotent dans de leau de Javel, évitant soigneusement dimpliquer les parties sensibles ou honteuses de leur anatomie, et je crains de les voir revêtir lapparence dectoplasmes, dombres enfarinées
Je me demande sils ne sont pas un peu racistes. Cest inquiétant, je sais, mais je men accommode. Comme du reste.
En plus de leur phobie pour le « lustre de feu » et ses rayons nuisibles (?), le bruit et la pollution les dérangent, les souillent, et Marseille nest pas lendroit rêvé pour que de pareils « malades » puissent sépanouir pleine-ment ! Comme un sauna doù on sort cramoisi, fripé, transformé en mo-mie
et fermement décidé à ne plus retourner dans ce four pour sy dessé-cher la couenne. On se sera fait rôtir jusquà los, et la mue arborera un as-pect de pelade généralisée avant que lérosion ne fouisse dans votre chair afin de mettre votre squelette à la torture, menaçant votre charpente et déformant votre dégaine dhumanoïde.
LES BAROUDEURS IMMOBILES
(deux ans après)
Changement dair
A la suite du décès de mon grand-oncle, Julius Katana, les responsables de ma présence sur cette Terre ont hérité de sa vieille ferme en Bretagne, du côté de Plovan, à deux pas du littoral.
Prononcer le mot interdit (interdit par qui ?) leur était toujours aussi péni-ble, insupportable ; résignés, ils acceptaient ce trou dans leur vocabulaire sans chercher à le combler. Javais décidé de les imiter à ma façon, refusant démettre lintitulé qui les nommerait directement tous les deux, car dire ou écrire « parents » mécorchait le palais, la langue et les lèvres comme si je vomissais du verre pilé. Le terme escaladait mon larynx et, juste avant dêtre expulsé à lair libre, faisait demi-tour telle une bête fouisseuse aveuglée par le soleil dès sa sortie dune galerie souterraine. Il allumait un incendie dans ma bouche, métouffant, puis dégringolait dans ma gorge à la manière dun gros caillou qui, lancé par un gosse espiègle, dévale un toboggan. Je craignais également quil ne réveillât de sournoises douleurs dans mon poignet, stylo en main. Il mettrait mes phalanges à la torture ; mes doigts fumeraient, un feu interne les consumant tandis que ma dextre survole la feuille de papier où je mapprêtais à le noter
Je navais jamais éprouvé pour eux une quelconque affection, et cela ne semblait pas réellement les déranger, ni même les perturber. A plusieurs reprises, javais démontré mon indifférence à leur égard, mais ils étaient restés de glace, figés sur le piédestal dun utopique acquis familial. Une ci-gogne sétait égarée dans un ciel dorage avant de me parachuter au sein de ce foyer (?). Cette image me plaisait bien et je ne me privais guère den élaborer dautres du même acabit. Jaimais tout particulièrement lidée du lest largué par un nuage obèse et poussif car, libérée de ce fardeau, cette baleine volante recouvrait enfin sa grâce naturelle. Une baudruche quun gamin lâche, distrait par une nouvelle attraction foraine
Grand-tonton Katana connut, paraît-il, une mort atroce, suspecte, auréolée dun mystère sanglant qui, en son temps, défraya la chronique locale, ali-mentant les ragots. Il fut question de suicide parce quon lavait retrouvé assis devant son poste de télé, les bras ballants, les jambes allongées devant lui, la tête penchée sur son épaule gauche, un sabre japonais réservé aux Samouraïs planté dans labdomen selon le rituel du hara-kiri.
Mais la police émit des doutes à cause de la télévision éteinte. Pourquoi Julius Katana aurait-il pris la peine de se planter (?) devant cet écran sans vie, pour se trucider dans la foulée, hein ? Et dune manière aussi
pitto-resque. Il ne sétait tout de même pas levé, dans un dernier sursaut, empê-chant ses tripes de déserter son ventre au moyen dun coussin avec ses mains peut-être , pour presser un
bouton. Geste qui, dans un autre contexte, lui aurait fait économiser de lélectricité. La télécommande se trouvait à trois mètres de là, posée sur un vieux buffet rongé par les termites. Non, tout cela était totalement surréaliste ! De plus, pas la moindre tache de sang ne balisait lhypothétique parcours du mourant. Et le coussin ?
Nulle empreinte étrangère sur le manche de larme fatale, ni ailleurs ; aucune trace de lutte, rien de probant. Le flou total ! Et puis, il faut bien reconnaître quil est plutôt malaisé de se triturer les entrailles lorsquon a le cul vissé sur un fauteuil.
Les flics avaient même vérifié, par acquis de conscience professionnelle, quelle chaîne avait été captée la dernière fois que le téléviseur fut allumé. Une cassette était engagée dans le magnétoscope : elle était vierge. Est-ce bien normal dengager une cassette vierge dans un magnéto, sans rien programmer, juste avant de se suicider ?
Linspecteur Flamand, qui avait mené lenquête, afficha une bonhomie baroque en déclarant : « Je mattendais plutôt à découvrir une vidéo du style Les 7 Samouraïs
ou Soleil Rouge, tiens ! Ah ! Ah ! Ah ! ».
Son rire percutant ébranla les murs. Une fois de plus, il profitait du contexte pour imposer son humour basique, dont il abusait, et ses connais-sances cinématographiques, que ses collègues jugeaient insuffisantes.
Faute de preuves, on classa très vite laffaire. On nannonça la mauvaise nouvelle à mes parents (déglutition douloureuse !) que fort tard. Toutefois, pour une obscure raison, moi, Francis Maraval, je ne fus pas immédiatement prévenu par
eux.
La date officielle du décès nous fut transmise par le notaire
pour une histoire de succession.
Grand-tonton avait autrefois travaillé au Japon, sur des plates-formes pé-trolières, et, en plus de cette arme redoutable, il avait ramené du pays du Soleil-Levant le concept de ce pseudonyme, Katana, qui sy rattachait, ainsi que détranges pratiques ancestrales inhérentes à cette culture.
Son véritable nom était Julius Maraval. Oui ! Maraval
comme nous !
Donc, sans avoir levé le petit doigt, nous sommes devenus les nouveaux propriétaires de ce refuge métamorphosé en abattoir et, contrairement aux autres, cette tragédie ne me laissa pas de glace. Ils étaient tellement heureux dêtre là quils faisaient abstraction du motif de notre venue
Visiblement, ce deuil subit arrangeait leurs affaires et, lorsquon les côtoyait au quotidien, ils ne sen cachaient pas, au contraire. De toute façon, Julius nétait pas un fan du lèche-bottes familial ; il nétait descendu quune fois à Marseille, daignant nous rencontrer. Cétait suffisant pour ne pas mériter le respect, encore moins leur estime. Le but de sa visite ne mavait jamais interpellé, et jacceptai lévénement sans sourciller, en gosse sage et discret. Soumis. A lopposé de ce que je suis, en vérité !
Depuis que je suis en âge de comprendre la portée de la consanguinité, je constate avec regret que ce fut là un instant précieux, magique. Lunique occasion de le voir en chair et en os
et en vie. Je lavais trouvé froid, dis-tant, assez noble dallure, et cela ne confirmait pas ses états de service. Il donnait limpression dêtre le gardien dun secret si lourd à porter quil lavait accroché à son ombre. Il devait être quelquun dimportant, un grand chef dans sa partie : un ingénieur des forages pétroliers, je crois.
Désormais, cette baraque nous tendait ses bras tentaculaires, et le moins que lon puisse dire, cest que lenfant se présentait mal. Sans parler de ces horribles corbeaux qui nous survolaient, dessinant dans lespace des arabes-ques davions chasseurs en quête de cibles au sol. Leurs plumes noires ne semblaient sagiter que pour nous faire de lombre, nous avertir ou nous mettre à lépreuve. Ils sapprêtaient à nous bombarder
nous, tout spécia-lement
et personne dautre ! De véritables cocottes en papier volantes, comme trempées dans de lencre de Chine ou du goudron. De loin, leur bec évoquait une mine de crayon, mais en y regardant de plus près, il était clair quil dissimulait une tête de missile miniaturisée. Aucun épouvantail nétait en vue, et ils sen donnaient à cur joie. Ils (elles ?) émettaient des cris rau-ques et menaçants ; certains, perchés sur des barrières ou des fils de fer bar-belés, claquaient du bec, effrayant les mouettes. Et pas que les mouettes
Jadis, peu avant la guerre de 14-18, à lendroit même où aujourdhui se dresse Pretty Home, de riches marins britanniques firent bâtir un bordel par des mercenaires quils arrosèrent dor. Ainsi, après leurs longs périples sur des mers inhospitalières, ils soccuperaient agréablement à préparer leur prochain voyage. La Perfide Albion nautorisait pas de telles errances libidi-neuses sur ses pseudo-terres sacrées, aussi valait-il mieux enraciner son plaisir chez les ennemis héréditaires, les froggies, qui sapprêtaient à devenir de sûrs alliés dans la lutte contre les « casques à pointe ». Entre une soirée abondamment arrosée et une aube migraineuse, les matafs prenaient du bon temps dans les bras de créatures de rêve ressemblant étrangement à ces figu-res de proue si obsédantes au cours de leurs songes érotiques. Imitant des puceaux, ils maculaient leurs draps, et souvent, des horizons nouveaux, des territoires inconnus se dessinaient sur létoffe à la faveur dun sommeil peu-plé de déesses de bois
Les Bretons du cru avaient mis la main à la pâte et avaient été grassement payés en nature ; pour remercier ces « héros de la truelle », les plus jolies filles de La Clauzinette soffrirent gracieusement durant quelques nuits. Cest à lissue de la seconde guerre mondiale que cette maison close campa-gnarde fut rasée, et que les fondations furent récupérées pour construire une ferme. Daucuns auraient aimé y voir pousser une taverne où on aurait servi le cidre et la bière à foison, mais pour des raisons stratégiques, le maire de Plovan sy opposa. On le réélit pour le remercier davoir mis son veto ! Il était très ami avec un célèbre homme détat anglais
Quelques années plus tard, des pêcheurs y avaient élu domicile par familles entières, avant que Julius ne les déloge, moyennant finances, de leur havre de paix empoissonné. Tout dabord, il le restaura, puis, nanti dune frénésie de grimage, le maquilla en nid douillet où reposer ses vieilles ailes fatiguées davoir trop battu dans le vent. Un véritable lieu de retraite, un petit ermi-tage
Il lavait incroyablement bien retapé et donc rebaptisé Pretty Home. Maintenant, cela sentait bon le parquet propre et ciré, et les relents de ha-reng ou de morue sétaient évaporés avec le souvenir dun passé olfactif que lon efface pour éviter la nausée chronique
ou la nostalgie.
Mon père et ma mère (gros effort !) nont pas hésité plus dune minute : ils se sont précipités sous ce toit paradoxalement plus clément, oubliant le sui-cide de Grand-tonton, les conséquences de cet acte morbide, lombre néfaste qui planait entre les murs
Ils mentraînèrent dans leur sillage sans me demander mon avis, comme dhabitude viscéralement programmés pour demeurer sourds aux protestations que je me suis bien gardé de leur infliger. Ils auraient été trop contents de démolir mes arguments, et je me refusai à leur apporter cette satisfaction béate. Les coups dépée dans leau ne sont pas mon fort
ni ma faiblesse ! Moi, je préfère trancher dans le vif du su-jet !
Peu importait lorigine de leur présence à Pretty Home : pour eux, cétait une cynique aubaine, le geste positif dune providence macabre. Un destin subitement favorable alors que leur patience sétiolait, tout espoir emprun-tant des allures de renoncement, cheval fourbu prisonnier de lécurie en flammes que lincendie dévore. Ainsi, grâce à (?) ce deuil tombé du ciel, ils quittaient un territoire de canicule pour rejoindre un pays de grisaille.
La nuit en plein jour ! Enfin un domaine sans
lustre !
Julius Katana était le plus solitaire de tous les vieux loups de mer des envi-rons, à tel point que le monde extérieur ne représentait plus pour lui quun immense bouillon de culture. Ce nétait pas un marin, non, pas lun de ces marins qui, de retour sur le plancher des vaches, éprouvent le besoin de vi-siter un joli coin perdu que la moralité réprouve, pour y soulager de trop nombreuses et frustrantes semaines dabstinence. Il préférait abuser du rou-lis anarchique et sauvage des océans capricieux, celui de lamour hygiénique ne leffleurant même pas. Il navait pas damis : les animaux de compagnie lui donnaient des boutons, les autres le laissaient indifférent
Même ses proches, il les considérait comme des parasites, car ces choses inutiles soctroient le droit dempiéter sur votre territoire, simmisçant dans votre vie privée au nom du lien consanguin afin de mieux la surveiller. On com-mence par lespionner, ensuite on exploite des situations spécifiques pour lorienter à sa guise, la manipuler
Oui, dauthentiques microbes sur pattes qui piétinent nerveusement les plates-bandes les plus personnelles et les plus précieuses de votre jardin secret. La curiosité dévorait le monde et cet appétit lagaçait, lui donnait envie, par réciprocité, de mordre à pleines dents dans cette mappemonde dintérêt outré. Croquer dans cette part de maniaque insolence, gâteau acidulé quil devenait urgent de réduire en miettes, de digérer, renforçait son inappréciable désir dintimité !
Un jour, il avait craché sa tirade préférée à la face dun interlocuteur croisé au hasard dune balade sur la côte. Cétait un pêcheur du dimanche, un mec venu là plus pour décompresser que pour attraper de la poiscaille.
« Je vous cause des gens qui consomment votre oxygène tandis que vous fumez, tranquillement allongé dans un hamac, sans rien demander à per-sonne, et vous pensez immédiatement que le tabac est bien plus inoffensif que leurs vains palabres, leurs commentaires dérisoires
Ils osent vous donner des leçons quils ne sappliquent pas à eux-mêmes, se permettant de vous conseiller de ne pas mettre votre pipe à la bouche sous prétexte que cela ronge les poumons ou provoque des gerçures aux lèvres, alors quen réalité, cest pour se préserver de cette pseudo-pollution que vous êtes censé leur infliger. Mais ils sont vraiment trop lâches pour vous le dire crûment en face, donc ils biaisent, empruntant des chemins de traverse, des raccourcis afin de mieux vous culpabiliser
Non, leur égocentrisme les empêche de se rendre compte que ce sont eux les pollueurs, et que léconomie de parole aère le voisinage !
Et le sel, croyez-vous que cest un cadeau pour les bronches et la peau, hein ? Vous vous en foutez du sel, nest-ce pas ? Tant quil ne bouffe pas votre propre épiderme, il peut à loisir dévorer celui des autres, les transformant en lépreux au souffle court ! »
Lindividu, effrayé par tant de véhémence, avait aussitôt pris la fuite, abandonnant son attirail et ses rares prises sur la grève.
Je suis persuadé que Grand-tonton en a ri plus tard, une fois sa promenade terminée, lorsque lironie remplace la colère et que lon se félicite davoir pris un bon bain diode.
« Cest commça quon sdébarrass dun microb ! »
Pour tout le monde, Grand-tonton était un être fruste, un aigri. A nen pas douter, il était encore puceau et mourrait dans le même état ! En tout cas, à lépoque, cest le bruit qui courait dans la région
au triple galop. Mais il se moquait royalement de lopinion des autres, vomissait les a priori et les ragots ; au contraire, il prenait un malin plaisir à les alimenter. Plus quun paradoxe, afficher une sale image de soi-même est un vice dexilé, un luxe dermite.
Il se murmurait quau Japon, durant ses périodes de repos, il taquinait la plume, lencre et le papier. Dehors, la plate-forme pétrolière sur laquelle il bossait, grand sourcier de lor noir, reposait telle une île de ferraille sur une mer de nuit dont la couleur, dans la journée, évoquait lacier.
Je nappris que beaucoup plus tard la réelle motivation de sa venue à Mar-seille : il devait rencontrer un éditeur local qui comptait publier ses aventures de « marin fixe ». Les Editions Jets dEncre étaient spécialisées dans les récits de haute mer, et Grand-tonton, plus épouvantail quoiseau de malheur, avait vécu dans son immobilité professionnelle toute relative des scénarios hautement intéressants sur un plan strictement littéraire.
En surface de ces eaux lointaines, il était monnaie courante dêtre attaqué par des pirates nippons et, quelquefois, des ouvriers tombés à la baille étaient secourus par des dauphins, tandis que dautres se métamorphosaient en goûter pour les requins attirés par le sang et tenaillés par la famine des grand fonds. Dès lors, des combats dignes de la Rome antique sengageaient entre ces deux espèces, gladiateurs des fosses marines, pour la survie dune poignée dhumains, et le spectacle valait son pesant dor
A dautres moments, des familles entières de malheureux îliens se dépla-çaient jusque-là ; juchés sur des sampangs en piteux état, sans la moindre godille, avec pour unique moyen de propulsion leurs mains usées jusquà los, ils venaient vendre leurs propres gosses, filles et garçons. Ils étaient aussitôt refoulés, renvoyés à leurs chères études avant même davoir eu lopportunité de négocier le prix de la
marchandise.
Un jour pourtant, il y eut un grave incident avec le père dune geisha dopérette. Pendant quon lui faisait comprendre quil était aussi indésirable (?) que sa gamine, il tenta rageusement de planter un katana dans la carotide de Grand-tonton. Avant de commettre lirréparable, lhomme récalcitrant fut maîtrisé à grand peine puis rejeté à la mer ; mais Julius avait conservé ce sabre quil trouvait fort à son goût. La présence dune arme inestimable (volée ?) dans les paluches dun pauvre hère offrit une vision absolument surréaliste de la scène. Sil lavait revendue, elle lui aurait rapporté beaucoup dargent, évitant le troc sordide quil imposait à sa proche descendance
Proposés à des étrangers privés de repères, ces ersatz de poupées gonfla-bles sont plus les victimes dun système basé sur la facilité que des êtres réellement méprisables. Ainsi, pour le prix dun bol de riz, on obtenait dix minutes de plaisir contre nature. Malgré tout, plus tard, à la mort de leurs parents, ces « enfants-objets » deviendront soit de bonnes épouses, de res-pectables mères poules, soit de parfaits papas gâteaux
Quant à ces mecs dans la force de lâge, probablement ressentent-ils, éloi-gnés de leur femme et de leur culture, un manque flagrant de tendresse (?), et lappel de la chair est si fort quils deviennent subitement amnésiques, comme assourdis par ce cri du corps. Au début, cette urgence nest pas envi-sageable, on la écartée doffice de son emploi du temps, on a pensé saccoutumer au manque grâce aux caresses en solo ; cependant elle est là, titillant linstinct, réclamant son dû
Impuissant (?) et lâche, on cèderait volontiers à ses avances, mais heureusement, le sens du devoir se charge de détourner ces mauvaises pensées que lon chasse définitivement dun revers de main, comme une mouche, en contemplant la photo de sa femme restée au pays.
De plus, le règlement interdisait à des gens non habilités dont la signature ne figure pas au bas dun contrat spécifique de mettre un pied sur la plate-forme
et encore moins lorsquil sagissait de commerçants du sexe.
Parfois, on prenait en pleine poire une bonne douche deau de source alors quon sattendait à une giclée dor noir, et il nétait pas rare dassister à lapparition au sommet du geyser de grenouilles, de rats ou de couleuvres qui retombaient aussitôt sur le pont du derrick où ils rebondissaient à la manière de jouets en caoutchouc. Limpatience de surprendre la Terre en train déjaculer son carburant était déçue et on baissait la tête, boudant à la ma-nière de gamins à qui on vient de refuser des bonbons
Là-bas, les tempêtes étaient si virulentes que lon éprouvait très vite le be-soin de fixer ce combat contre les éléments déchaînés sur les pages dun carnet de bord. Cela arborait un côté décoiffant digne dun cataclysme de fin du monde et à même de figurer sur un support commercial à condition dêtre rédigé avec talent. La pointe du stylo grinçait horriblement sur la feuille encore humide de leau du ciel qui sétait accrochée par grappes de gouttes dégoulinantes aux vêtements de lauteur. On sépanchait dune main tremblante, exagérant à peine sur les détails de laffrontement ; les doigts crispés, on écrivait jusquà ce quune crampe gâche la fête. Certains avaient encore la force de mentionner au crayon : « à suivre »
Les doux dingues de léquipe espèreront larrivée tonitruante de Godzilla, lattaque dun calmar géant, un combat de pieuvres mutantes, une course dhippocampes on ferait des paris , le ravitaillement en repas princiers et divins nectars par un sous-marin bourré comme une huître, voir un baleinier coulé par un cachalot revanchard, recevoir laimable visite de Neptune (Po-séidon ?) en personne
En vain !
Sans parler du chant érotique des sirènes orientales. Divas lascives pous-sant la note jusquà lextase (la Callas et ses clones), elles vous lieront par le charme hypnotique de leurs intonations à un héros légendaire dun autre temps. Votre peau se hérissera de poils dressés tels des clous qui, par la suite, se planteront dans le mât auquel on vous aura solidement attaché. Sauf quici, une araignée de métal a tissé sa toile
et rien nest en bois ! On aura au préalable organisé un tirage au sort pour désigner celui qui ne se bouchera pas les oreilles avec un walkman.
Et linvasion des bigorneaux sera, paraît-il, imminente, presque souhaitée par cet équipage de « dingonautes ». Ils escaladeront la charpente de fer rouillée à laide de leurs pseudopodes pédonculés, laissant derrière eux des traces corrosives qui mettront à mal le squelette oxydable de lédifice
Tout seffondrera, et ces masos du bout du monde couleront à pic dans lespoir dêtre repêchés par des naïades aux yeux bridés et aux mains baladeuses.
Et pourquoi pas un parachutage de sumos afin de tester la fiabilité de louvrage métallique conçu par laraignée, hein ?
Mais on craignait par-dessus tout quun kamikaze surgi de nulle part ne fondît sur la plate-forme à lissue dun piqué à la trajectoire savamment cal-culée, après que les ouvriers eussent croisé, juste avant limpact, le regard halluciné du pilote où se reflétaient la drogue du fanatisme et la haine du soldat de la mort. La peur ne figurait pas sur la liste des émotions intercep-tées en une fraction de seconde sur la face bestiale et grimaçante du Jap !
Oui, tous les moyens étaient bons pour écarter la routine, et la tristesse que ce sale boulot décalquait sur les esprits préoccupés semblait, par moments, seffacer au profit de limaginaire débridé (?) de chacun. Toutefois, le blues apparaissait par petites touches mesquines, et on se sentait subitement isolé ; face à limage de cet ennui que lon cultive durant les épisodiques plages de repos, on baissait les yeux, reniant son propre reflet. Le temps dun soupir, on abdiquait. Trop lourde, lenvie de quitter le navire pesait sur le moral, ouvrait des portes de sortie. Dès lors, les autres nétaient plus que des ombres qui sactivaient vainement, des présences fluctuantes, incertaines
On aurait dit une île déserte où les rescapés dun naufrage ont été condamnés par un sortilège à devenir invisibles et muets. Un pantin nommé destin avait mal choisi le lieu de laccostage, qui était un site maudit, et on les avait punis comme si cétaient eux les manipulateurs des ficelles de cette marionnette désarticulée.
Surnommés dans les ports « les baroudeurs immobiles », ces hommes du large vivaient six mois par an sur une mine flottante, travaillant dur tels des forçats du pétrole, et sen accommodaient grâce à leur imagination. Les dis-tractions mises à leur disposition ne leur suffisaient plus ; le besoin impératif de sévader par la prose comblait le grand vide où ils auraient pu sabîmer
La plupart des « sceptiques de la plume » poussaient le zèle jusquà mimer leur désappointement à la manière du théâtre nô. Mais, nonobstant le goût prononcé pour lécriture en phonétique quils avaient attrapé comme une mauvaise maladie en sexprimant sur Internet, dans les salons virtuels, ils réclamaient sans cesse de quoi gratter du papier.
A la veillée, dans les cabines, à la faveur dun lumignon, on tenait des journaux intimes où ceux qui ne possédaient aucun don de conteur gri-bouillaient des mots saturés de fautes dorthographe, des phrases sans queue ni tête... Cela créait dans les coursives une atmosphère de complot, de muti-nerie. Plus tard, ces moignons de littérature jetés à la hâte sur le papier ré-veilleraient en eux des souvenirs agréables ou à refouler sur lheure au fin fond de leur conscience. Mais cétait sans importance puisque cela avait suffi à leur bonheur ; éphémère, il aura été aussi frais et lumineux quune oasis dans le désert. Cétait à la fois un échappatoire, une drogue
et leur minimum vital.
Au coin du feu, à loccasion des congés ou dune douce retraite, leur pro-géniture frémirait à lévocation de ces fabuleuses péripéties que seul un héros légendaire (Ulysse ?) peut modestement endurer en souriant.
Pour linstant, ils existaient par la plume, et le bruit de la pointe Bic qui courait sur le papier quadrillé, évoquant la fuite dune souris, leur rappelait le bon vieux temps de lécole, lorsquils notaient fébrilement les cours de linstitutrice. Ces coquins, quelquefois, zieutaient sa jupe pour vérifier si elle nétait pas un peu remontée sur ses cuisses, histoire davoir en point de mire létoffe blanche que leur instinct sacralisait, et pourquoi pas, la véritable cible de leur convoitise. Lestrade où elle était assise était surélevée, et il était inutile de simuler la récupération dune gomme tombée sous le bureau, la tête penchée jusquà toucher le sol de la classe, les cheveux balayant le parquet, pour lorgner linterdit. Ses jambes étaient si joliment croisées que les doigts tremblaient, provoquant les crissements suspects dun stylobille qui déborde sur le pupitre, car évidemment, à force de regarder ailleurs, on oubliait daller à la ligne
Sur la plate-forme, chacun sexprimait avec les moyens du bord : niveau dinstruction, pouvoir de création, désir de survie par le verbe
Pendant que Julius Maraval car, à lépoque, il nétait pas encore Julius Katana enregistrait mentalement ce qui deviendra plus tard Le Derrick du Diable, les autres se caparaçonnaient dune armure décriture, confectionnant un blindage mental par laffabulation. Un genre dexutoire, oui
une échappée belle !
Ici plus quailleurs, la solitude est la mère des fantasmes, mais lisolement aide un homme à dessiner sa vie !
Les touristes en vacances dans le Midi, la plupart fans de récits exotiques, prenaient un malin plaisir à suivre sur le papier les pérégrinations de qui-dams téméraires qui, là-bas chez les « Jaunes », se mesuraient aux dangers inhérents à cette région du globe. Avides de vibrer en solitaire, le courage de ces adeptes du farniente se situait uniquement au niveau des yeux, et, avec ou sans lunettes, ils en usaient, vivant par procuration des aventures virtuel-les quils seraient bien incapables dassumer dans la réalité. Vautrés sur des rabanes et tout auréolés dun étrange parasol dont la forme évoquait un champignon géant, ils sidentifiaient à ces illustres inconnus aux dents lon-gues, griffant le sable de leur main libre lorsquun point brûlant de lhistoire allumait une étincelle dans leur cerveau fonctionnant au ralenti. Cétait un monde qui attirait au loin les mercenaires au sang chaud et donnait aux pleutres lenvie de rester à quai ou scotchés ventre à terre à une plage où ils ressassaient de torrides souvenirs dadolescence. Ceux qui ne sortaient en mer que pour taquiner la poiscaille emportaient un bouquin quils parcou-raient distraitement en attendant quil y ait de la friture sur la ligne. Une fois leurs pénates réintégrés, les pilotes des navettes desservant les îles saffalaient sur leur lit, le turbin rangé au rayon de la mémoire quotidienne, et, délaissant une épouse, un fils, abordaient (?) sans tarder Le Derrick du Diable, le premier roman de Julius Katana. Ainsi, en pyjama, la tête profon-dément enfoncée dans un oreiller moelleux, les charentaises suspendues aux gros orteils, ils rêvaient dhorizons prédateurs avec, affichées au menu, des courses au trésor et des chasses à lhomme sur des vagues hautes comme des montagnes.
Léditeur marseillais imposa un pseudonyme à Grand-tonton qui, se fâ-chant, refusa tout net celui proposé : Jules Marsouin. Il dut négocier âpre-ment pour obtenir gain de cause car, fétichiste, il tenait tout particulièrement à conserver lautre, le vrai. Il sétait habitué à lui, se létait approprié au pays du Soleil-Levant, le faisant naturellement sien, et il était hors de ques-tion quil labandonnât pour emprunter celui dun
animal marin. Il y était attaché par un lien très étroit, fort, et une complicité énigmatique était née, au point quil lui arrivait doublier carrément son blase de naissance.
Il était dune discrétion exemplaire et considérait que la lecture représentait une sorte de saine curiosité quil ne jugeait pas déplacée. Il se permettait même de la recommander aux potes de passage qui, hélas, ne lécoutaient pas, prétendant avoir dautres chats à fouetter. Mais, en conseillant cette indispensable pratique intellectuelle, il avait eu limpression de se rendre utile.
Lenvie de découvrir lintimité aventureuse dun « héros de surface » ne revêtait rien de dérangeant en soi : affronter ses vieux démons est au moins aussi périlleux que croiser des squales affamés au cours dune plongée. Pour lui, cela symbolisait plutôt un désir légitime dévasion par la pensée
pour le narrateur et pour le lectorat. On ferait abstraction de lindividu, pour ne sintéresser quà la géographie des lieux et aux péripéties qui sy déroulent. Sur le feu de laction, peu nous chaut de savoir si le personnage central dun roman médiéval en train de terrasser un dragon habite un donjon, un moulin à vent ou une écurie. Lessentiel, cest laction, pas le lieu où il crèche ni si sa femme est fidèle en son absence, pendant quil guerroie ! Il serait malséant détaler sa vie privée tandis quil lutte pour sa survie
On pourrait également se dire : « Finalement, tout cela nest pas si terri-ble
Jaurais pu endosser le costume du héros sans passer pour un mytho-mane puisquil suffit de rêvasser pour être célèbre ! ». Cela donnerait des idées aux douaniers, aux marins-pêcheurs, aux chauffeurs de taxi, et certains écriraient leurs mémoires, donnant du relief à un métier ingrat ainsi quà leur existence
Nous avons emménagé à Pretty Home en plein été, plus précisément au mois daoût. En cette période de lannée, les averses sont rarissimes même en Bretagne ; néanmoins, des nuages se hasardent parfois au-dessus des têtes à lheure où, ailleurs, le soleil (le fameux « lustre de feu », nest-ce pas ?) crache son napalm sur les peaux qui soffrent en sacrifice aux plages de lautodafé. Donc, nous navions pas changé de roche à la bonne saison et mes parents (la résignation me gagne) navaient pas eu à sacclimater tout de suite. Ils ont attendu le début de lautomne ce sont eux qui sattendaient à une amélioration, pas moi ! Nous nétions pas passés de Charybde en Scylla mais, pour quelques degrés de moins, le point de chute de la migration semblait avoir été mal calculé dans lespace
et pour le temps. Il ne pleuvait pas : la belle affaire !
Nous avions quitté Marseille en catastrophe car une vague de canicule était annoncée, et le nord-ouest de la France allait assurément, daprès la météo, être épargné par ce fléau pyromane. La nature est capricieuse, espiègle lors-quon tente danticiper ses réactions ; elle est farouche et aucun appareil sophistiqué ne peut lasservir pour mieux la dompter. Cest comme un ro-man écrit en braille offert à un homme-tronc. Nous navions plus aucune raison de rester dans le Midi, et attendre lautomne, cétait reculer pour mieux sauter. De plus, il fallait préparer la rentrée des classes
du collège, plus exactement.
Ce jour-là, le rayonnement était relativement faible mais assez présent pour quon accuse le coup. Le traître lançait des fléchettes embrasées qui allu-maient des petits foyers dincendie sur la peau, faisant baisser le regard si on osait toiser larcher après avoir ôté ses lunettes pour vérifier la source de cette volée de traits. Un simple coup dil et vous subissiez une nouvelle séance dacupuncture autrement plus douloureuse ! Dans la foulée, vous étiez contraint de marcher en fixant le sol tel un funambule ; aveuglé, vous risquiez de percuter quelquun, un poteau, une poubelle, une chaise si vous déambuliez devant un bar
Vous pouviez également rater le spectacle allé-chant dune jolie poupée qui se déhanche de façon provocante en vous croi-sant, court vêtue, arrogante. Apparemment, il y avait plus de roulis sur les trottoirs quau sommet des vagues. Ici, la mer frisait le calme plat : « une mer dhuile », comme on dit à Marseille, sur les quais du Vieux-Port.
La lumière était voilée mais suffisante pour couvrir de frissons dangoisse les allergiques de lépiderme.
Pretty Home était situé à deux pas dune plage et les cris des vacanciers nous parvenaient après avoir survolé les dunes à la manière dun grand oi-seau de feu qui plane, les plumes en éventail, arrosant le paysage de sa fiente de lave. « Les décibels brûlent les tympans », aurait écrit Serge Brussolo, un auteur de romans vénéneux dont je suis fan, mabreuvant de ses poisons de lecture jusquà plus soif. La maison nétait pas effrayante mais on se rendait très vite compte quil sagissait dun lieu propice aux énigmes irrésolues, aux mystères non élucidés
Sherlock Holmes nétait jamais passé par ici, et cela se devinait tout de suite. Trop dincertitudes projetaient dans les pièces des ombres chinoises menaçantes ; lécran dun cinéma où ne seraient programmés que des mauvais films dépouvante eût aisément trouvé sa place dans la salle de séjour. La nuit, des poils poussaient sur les meubles, qui se déplaçaient sur leurs pattes de bois, rampant dans lobscurité, des fourchettes vous sautaient à la gorge, surgissant dun tiroir, les rideaux se transformaient en toiles daraignée, le pot de fleurs libérait une plante carnivore
Ce nétait sans doute quune hallucination générée par langoisse : les cerveaux fertiles se repaissent de ces illusions doptique, pour les ranger au rayon des fantasmes. Mais peut-être cette demeure était-elle hantée par le spectre dun boucanier qui, jadis, sema des mirages sur les flots afin dégarer les navigateurs. Pour cet acte de naufrageur, il aura été condamné par un tribunal de divinités marines à errer éternellement ici, sur le plancher des vaches, entre quatre murs. Après, en raison de sa bonne conduite, son pouvoir lui aura été restitué, et le voilà profitant de ce sursis pour lexercer dans le monde du concret avant de retourner aux affaires, ingrat, sur lélément liquide.
Des tableaux représentant des barcasses échouées à cause du « semeur de mirages » ? et des galions éperonnés par des vaisseaux pirates étaient ac-crochés aux murs, bâillant sur un univers glauque dengloutissement. Des photos dépaves ornaient lugubrement une commode dépoque ; au milieu des clichés, dessinée au crayon, trônait lébauche du Titanic. Mais la patte de lartiste était si hésitante que les contours du célèbre paquebot étaient noyés dans une brume indirecte où, si on fixait luvre attentivement, la glaciale silhouette de liceberg prédateur apparaissait en arrière-plan. La tapisserie était maculée par endroits, et il était clair que les uvres picturales (des croûtes ?) avaient laissé sécouler lhumidité par les fuites de la patine du temps.
Dès le premier jour de notre arrivée, impressionné par cette atmosphère de musée maritime, jimaginai que lorsque le brouillard sépaississait dehors, les eaux sécartaient à lintérieur, pour ouvrir le passage aux navires sinistrés au sein des cadres. Ils senfonçaient en provoquant des remous dignes du magma, quand le cur de la Terre rate un battement. A la dérobée, sortant de londe, une main géante (celle de la divinité marine qui a désigné, accusé puis condamné le boucanier ?) agrippait le gouvernail dune vieille barque où roupillait un pêcheur, propulsant le frêle esquif vers le grand large afin de le jeter sur les brisants.
Moins effrayante, la réalité me rattrapa aussitôt, intransigeante. La décep-tion fut si grande que je boudai toute la soirée, recroquevillé dans un coin sombre de Pretty Home
Les chambres et la salle de bains se trouvaient à létage, et au fond du couloir, un banal escabeau vermoulu était posé là tel un totem dun autre âge. Daspect indéracinable, il sélevait mollement jusquà un réduit blotti sous la partie basse du toit de chaume lentrée se trouvait à un mètre cinquante au-dessus du sol du palier. Partant de là, une échelle de fer grignotée par la rouille montait jusquà une sorte de cagibi qui, après que lon eût grimpé une poignée de marches incrustées de coquillages et de galets, aboutissait à la porte dun grenier. Visiter lancienne ferme retapée de Grand-tonton, cétait déambuler dans un sous-marin à lheure où tout le monde dort ; somnambule des profondeurs, on y rencontrait de minuscules ombres pressées et chaque pas donnait naissance à un écho de cathédrale. Toutefois, je nétais pas lunique passager clandestin, et cétait fort dommage car jen eusse été très fier !
Tout ceci annonçait une sacrée escalade ; pas tout à fait périlleuse mais assez risquée pour de vieilles jambes ! Lidée de se hisser sous les combles évoquait un parcours du combattant, une fuite vers les hauteurs de Pretty Home dans un labyrinthe vertical, un puits truffé de pièges forcément mes-quins. On sattendait à être happé à la volée par des mains baladeuses sagitant au bout de bras greffés aux murs, comme dans La Belle et la Bête, le film magique de Jean Cocteau.
Par contre, à lopposé, la cave, facile daccès, était réduite au strict mini-mum, et des bouteilles de vin y côtoyaient une vieille bicyclette datant de la seconde guerre mondiale, un hamac à remailler durgence tendu entre deux chaises visiblement bancales et un gouvernail de voilier bouffé par les ter-mites. La page centrale dun antique magazine était punaisée sur une paroi squattée par la moisissure : un caricaturiste assez doué y avait croqué un matelot à poil se sauvant dun bordel à la manière dun voleur. Il était pour-suivi par une horde de nanas en tenue légère dont la plus véhémente, une maquerelle obèse, chutait dans le caniveau, éclaboussant le trottoir. Engoncée dans sa robe de strass aux coutures rudement sollicitées, la matrone navait plus rien dhumain ; on aurait dit une baleine de BD populaire plongeant dans son élément. A côté, contraste détonant élaboré au fusain, était délicatement agrafé le portrait dune figure de proue ressemblant étrangement à Maria Callas, lincomparable diva.
En respirant profondément, on percevait des relents diode qui surnageaient avec insistance dans la pièce moite. La chaleur stagnait ici, sous la surface, tandis que la toiture captait la fraîcheur émanant de la mer et apportée par le vent du large. Louverture dun tunnel était-elle dissimulée au fond dune malle ou derrière une armoire normande ? Un boyau de terre creusé jusquà la plage la plus proche (peut-être celle où les aoûtiens sépoumonent) pour que Grand-tonton puisse aller se baigner sans être vu, lorsque la canicule rend le port des étoffes insupportable. Pudique, il avait honte de sexhiber en slip de bain dans la nature, empruntant donc cet itinéraire masqué de taupe vagabonde afin déviter les regards de reproche et les rires moqueurs. Se montrer presque nu sur le sable était moins humiliant
à peine gênant, oui.
Toutes les étagères de la cuisine étaient bourrées de victuailles, surtout des boîtes de conserve ; elles étaient toutes posées en vrac, comme si la préposée au rangement avait dû partir en catastrophe se réfugier à la cave, effrayée par la foudre et le violent coup de tonnerre qui lui succéda. Cétait un véritable jeu de cubes
disposé en équilibre instable après quun enfant leût extirpé de son paquet-cadeau et étalé devant lui, pour mieux ladmirer avant de lébranler. On avait envie de semparer dun projectile et de le jeter sur ces « cibles alimentaires » afin de les déquiller de leur piédestal. Ce vase ferait laffaire, ou le cendrier, là
et patatras ! Ouvrir un placard, cétait lassurance de voir dégringoler sur soi un banc de sardines, de maquereaux
Lobjet qui me fascina le plus au premier abord fut la télévision, et je ne me privai point de vérifier sil ne traînait pas dans la pièce une trace du sui-cide
une tâche de sang mal effacée. Non, rien
il ny avait rien de suspect sur le parquet soigneusement ciré ! Juste un fauteuil, face au poste de télé : un fantôme (le boucanier maudit ?) lavait fixé au plancher pour léternité, revenant la nuit pour capter une chaîne de lau-delà, à la recherche dun moyen dévasion
Toutes les portes de la baraque étaient entrebâillées ou « pénétrables » sauf celle du grenier ; et, comme par hasard, je jetai mon dévolu sur LUI ! Le sésame était introuvable et je crois bien quil fallait défoncer le battant à coup de hache pour investir cette caverne dAli Baba qui sapparentait da-vantage à un dépôt dantiquaire européen quà un antre secret recelant des trésors orientaux.
Parfois, cette maison semblait un navire planté dans le sol, la proue enfon-cée dans la terre meuble ; à limage dun iceberg (?), seule une infime partie du bâtiment affleurait. Une vague gigantesque (une vague
ou Neptune en personne) lavait soulevée dans ses bras liquides puis lancée sur le continent, au hasard, et elle sétait fichée en bout de trajectoire dans la campagne bretonne, à deux pas du littoral. On ne pouvait sempêcher de contrôler si un indice tracé à la peinture rouge ne symbolisait pas autour de Pretty Home le centre dune cible.
Si Julius était une taupe, moi, le ptit Francis, Cissou pour les intimes, Francis Maraval pour lAdministration et le livret de famille (un ange passe), je devais être une fouine, un renard
Après cela, nul doute que lon me surnommerait à juste titre Maraval Fox.
Les jours défilèrent, ponctués çà et là de plages de temps mouillées. Ara-sant les mémoires, la rentrée des classes se pointa
SURFEURS DU SOLEIL
Au collège, je fis la connaissance dun garçon plus ou moins pickpocket. Un petit blondinet avec de drôles de taches de rousseur : Marius Flamand. Flamand avec un d comme delta
aucun rapport avec léchassier rose au bec en forme de boomerang qui fréquente la Camargue. Cet oiseau bizarroïde semble toujours attendre le bus ; perché sur une patte, on dirait quil fait de lauto-stop. Lautre est repliée comme pour se gratter le croupion en douce. Un véritable petit chenapan de serrurier, ce Marius ! Un surdoué de la manipulation interdite, du larcin à la sauvette, mais un double zéro lorsquil était question de restituer les objets trouvés. Chez lui, sentassaient des trucs et des machins quil avait chouravés, et les rares jouets quon lui avait offerts étaient jugés obsolètes, laissés à lécart
Plus cambrioleur que gen-tleman, voici Arsène Lupin en short ample et chaussettes montantes, géné-reux messie des pucelles coincées et grand pourfendeur des mécréants bou-tonneux ! Quand il était en grande forme, il dépassait les bornes, provoquant les naïfs sur le ton de la badinerie.
« Plus tard, je traiterai les filles comme je traite les serrures : je les viole-rai ! Et elles aimeront ça si fort quelles souvriront dès quelles me verront arriver. Alors je me lasserai delles ! »
Fantasme de bébé macho, délire superficiel
Un lien insolite et trouble nous unissait ; nous devînmes très vite amis.
Cest lui qui, par la suite, osa me baptiser officiellement Maraval Fox. Mais ce pseudonyme me plaisait bien, oui
aussi je me tus, plus enclin à louer la belle ouvrage quà engueuler lartiste. Maraval Fox et Marius Flamand, un tandem de détectives speedés, de fouineurs déjantés : le renard et léchassier. Un duo de choc apte à métamorphoser une feuille dautomne en bourgeon en invoquant le côté lumineux de la force. Une authentique fable de La Fontaine.
A cet âge, il suffit dêtre dégourdi pour paraître un sauveur, un redresseur de torts ; les timides sont forcément des coupables, à la fois victimes et pré-dateurs. Ils sont si faciles à désorienter que lon craint une vilaine magouille, un plan fourbe ourdi par ces êtres calculateurs. Les années sécoulant, ce sont eux qui obtiendront les faveurs des vierges, tant ils sont devenus atten-drissants avec leur héritage de bourge. A onze ans, on admire toujours les grandes gueules et méprise les muets, on bade les voyous (surtout les filles, évidemment) et fuit les « saints », les cadors de la note 20. Cétait chouette
nos exploits amusaient les gamines, qui gloussaient dans un coin du préau lorsquelles se réunissaient à lheure de la récré, ou chuchotaient à loreille de leur mère, à la sortie des classes : « Tu vois ces deux garçons, maman ? Ce sont nos héros ! Ils pourchassent nos tourmenteurs, les harcè-lent jusquà ce quils se rendent, les mains en lair, et nous restituent ce quils nous ont volé ».
Atteindre le haut de laffiche attire les dames ; le plus difficile, cest dy rester en équilibre, au bord du vertige
Et ces braves mamans souriaient tendrement, songeant néanmoins que cétait prématuré de se laisser ainsi séduire par des chevaliers servants de cette caste, sang noble, armure ruti-lante et panache blanc. Mais il ny a pas si longtemps, nétaient-elles pas elles-mêmes passées par ce sas de la vie ? La nostalgie les rendait ringardes, presque niaises. De plus, la solidarité féminine joue également quand il sagit de la chair de sa chair !
Marius, cétait le cancre de la classe ! Un spécialiste de la pole position pour quitter les cours et un collectionneur de la dernière place pour répondre présent à la reprise des cours. Toujours assis en retrait, à labri du regard espiègle et scrutateur de ses camarades mais bien calé dans la ligne de visée du maître de céans, telle une cible (une proie ?). Lovale du 0 lobsédait avec tant de force quil collectionnait les devoirs bâclés dans toutes les matières
Sil avait été paysan, il aurait volontiers évalué la moyenne trimestrielle de chaque poule de son poulailler en fonction de la qualité esthétique, de la perfection des courbes des oeufs pondus.
Un jour, le prof de dessin lui avait mis 1 sur 20 en arborant un rictus de gargouille qui décodait parfaitement ses intentions belliqueuses. « Pour le papier », avait-il déclaré de façon narquoise cétait une scie, un tube denseignant, oui , et Marius lui avait rétorqué, tout aussi ironique, que la prochaine fois il dessinerait sur le bureau. La note avait immédiatement atteint le néant ; le zéro pointé sétait substitué au minimum scolaire. Mais cétait la réaction dun peintre en bâtiment, ça, pas celle dun futur « barbouilleur de croûtes » ! Il avait été demandé à la classe de schématiser une cité futuriste et il avait dessiné un nid bourré dufs de Pâques en cho-colat. Marius était fier de son exploit
pictural.
A une autre occasion, en cours de français, il avait conclu sa dissertation sur une phrase lapidaire, absolument anticonstitutionnelle ; et monsieur Molitor, dont la moumoute avait élaboré quelques loopings de haute voltige, lavait pris à parti face aux élèves médusés, calant ses lunettes sur son nez proéminent.
« Mon père est flic, personne nest irréprochable, et je lui ai pardonné parce que cest mon père
Vous navez pas honte, monsieur Flamand, décrire de pareilles sornet-tes ? »
Monsieur Flamand avait répondu un non ! retentissant dont lécho imita une rafale de mitrailleuse, lapidant le silence qui sinstallait, lourd. Jai tout de suite pensé quil avait été sincère dans son analyse, et surtout, profondé-ment réaliste. Preuve dune maturité précoce, son objectivité lhonorait et donnait du poids à la sympathie que jéprouvais à son endroit. Plus que de la sympathie
de lestime ! Comme jaurais aimé avoir un frère de cet acabit ! Lui aussi peut-être
Tout le monde avait beaucoup ri, sauf monsieur Molitor, qui ponctua sa diatribe dun zéro non moins retentissant, joliment ovale. Marius sen féli-cita. Le thème du devoir était : A-t-on le droit de juger ses parents ? Si oui, quelle en sera la répercussion sur la moralité au sein de la cellule familiale ? Si vous êtes dun avis contraire, pourquoi sen abstenir ?
Nous aimions le soleil, Marius et moi, et, à nos moments perdus, nous rê-vions de créer un groupe de fans de la lumière que lon aurait intitulé « les surfeurs du soleil ». Nous irions assister à son lever, lui rendre grâce durant son coucher, lui souhaitant bonne nuit ! Et, plus que tout, nous lui conseille-rions de se couvrir chaudement (?), de ne pas prendre froid dans le lit du crépuscule. On distribuerait des bons points aux filles les plus bronzées ; on ferait payer des impôts aux pâlottes
Le gage pour les surtaxées serait de se laisser tripoter les nichons certaines apprécieraient et feraient exprès de ne jamais sexposer aux UV. Des délires de gosses dont limagination bout. A cet âge-là, le cerveau est une marmite dont le cul chauffe à partir de 30 degrés à lombre.
« Lorsquon fixe le soleil, il devient bleu, et on éprouve un brûlant besoin de surfer sur cette vague azurée
Comme un joint de feu quon fume du regard ! »
Insidieusement, il me vissa ce slogan dans le crâne, et seule la vue dune péronnelle en jupe courte et socquettes blanches croisée dans la rue len délogeait. « Comme un joint de feu quon fume du regard ! » : cétait plutôt lui, le fumeur, oui ! Perché sur la plus haute branche de cet arbre zénithal dont les nuages évoquent un feuillage ou un nid fabuleux, son gros il py-romane évoquait davantage un cyclope quun dieu égyptien ! Luf couvé par un oiseau de feu aux ailes de légende ? Dailleurs, nous avions mis en chantier un roman, Lil du Dragon, qui demeura inachevé. Réputé pour son talent de conteur, Marius dictait ; moi, simple scribe, je me contentais de rédiger sur le papyrus des signes lisibles, car jétais un crack de lorthographe. Hélas, trop occupés ailleurs, nous nous lassâmes
A partir du chapitre IX, nous eûmes dautres dossiers à traiter.
Cétait lhistoire dune étoile si lumineuse quelle aspirait lintelligence des peuplades de la galaxie à la manière dun aimant. Elle emmagasinait la mémoire quelle gobait et, sous forme dénergie, la restituait aux ombres qui désertaient les victimes décérébrées par cette aspiration cosmique. Sur chaque monde, privés du support de la pensée, les corps inertes étaient en-suite investis par les ombres qui, de la sorte, se constituaient une enveloppe charnelle. Cétait un perpétuel recommencement
Mais, fort heureusement, le Prince Stanislas de Cagnard veillait, imperméable aux radiations suceuses.
Dans la foulée, je métais proposé pour recruter une fine équipe desprits bronzants. Linitiative semblait sêtre immiscée conjointement, mais lhonneur mincomba de lexposer clairement (?). Le bizutage consistait à lever la tête vers le ciel, torturant ses vertèbres cervicales, pour affronter Phaéton et son char doré de visu. Lopération se déroulerait à midi pile, à lheure où le plus commun des mortels se remplit la panse, le nez dans son assiette, à linverse de la position prônée par « les surfeurs du soleil ». On emploierait des mots moins scientifiques, et chacun salignerait pour ladoubement virtuel. Je trouvai lentreprise osée, périlleuse. Marius affirma que fixer le soleil plus de quinze secondes sans ciller offrait léternité aux voyeurs audacieux, et que cétait la meilleure des raisons pour sengager. Je répliquai que cela rendait surtout aveugle. Il pouffa.
Quimporte de voir où léternité nous entraîne ? Lessentiel, cest de sui-vre et dêtre fidèle ! Surfer sur les vagues du soleil nous permettra de rester enfants à jamais
Mais nous serons condamnés à ne fréquenter que des filles de notre âge !
Et alors, quelle importance ? Nous navons pas besoin de nous repro-duire puisque nous sommes immortels ! Et puis, une bonne branlette vaut tout lamour dune nana, non ?
Je me suis longtemps demandé si cétait une boutade ou sil était sérieux, prêchant sa bonne parole dans le vide pour lunique plaisir du vertige verbal. Plus tard, je me suis dit que les autres avaient eu une riche idée de refuser cet étrange baptême du feu. Ils ont dû penser que cétait une blague
ou que nous bluffions pour épater la galerie féminine. Ils nous croyaient à court darguments pour envoûter nos groupies, ces naïfs ! En réalité, lexemple de cette secte, La Geste des Sélénites, mavait brusquement ramené sur Terre : lhypothèse de ressembler à leur leader fou mavait effrayé. Et Marius avait obtempéré, solidaire mais boudeur.
Marius, cétait le fils de linspecteur Flamand qui enquêta sur le pseudo-suicide de Grand-tonton. Marius, cétait un Marseillais
comme moi ! Son père avait été nommé en Bretagne lannée précédente, après quil eût offi-ciellement souhaité changer dair ; et il avait tout de suite réclamé cette af-faire pour, confessa-t-il, prouver sa valeur en territoire inconnu. Il ne sen était pas caché : on découvre dabord, on conquiert ensuite
Pour une obs-cure raison sentimentale ou météorologique que Marius ignorait, il avait subitement sollicité sa mutation dans cette région humide et frileuse. Il navait pas été parachuté là par hasard. On lui avait fait des fleurs, appa-remment : sa requête avait été acceptée sans les habituelles tergiversations ! Ses états de service sans doute
Personne ne songea au piston.
Dis donc, vieux, quel paradoxe tu es, toi ! Ton nom, il fait plus belge que marseillais
et pourtant, tu viens dune ville plus proche de la Camargue que de la Belgique !
Et oui, mon pote, tu ny peux rien ! Je connais des nanas très girondes qui nont jamais envisagé dêtre hétéros !
Cette répartie navait aucun rapport avec ma réflexion amusée mais cétait toujours ainsi avec Marius : on parlait et riait de tout et de rien et on déni-chait toujours un parallèle saugrenu à des contextes contradictoires ou oppo-sés. Il raisonnait comme un homme adulte. Cest aussi cela la démocratie, la tolérance : dire nimporte quoi et se croire important, prendre du relief grâce à la superficialité, être fils de flic et agir en ladre
Marius, je le conjecturais avec soixante ans de plus, et je reconnaissais en lui licône de Grand-tonton Julius Katana.
Et moi, jétais fils de quoi ? Dombres enfarinées ? Peut-être dun couple de victimes de lalbinisme
Ils étaient blonds et palots, mais cela ne prouvait rien, hein ? Ou dhypocondriaques
Jai très vite compris que Julius Katana était la personne que jeusse aimé devenir si je devais grandir un jour
Un bruit suspect courait au sujet de Marius : il se murmurait que cétait un garçon inconstant, psychotique. Je trouvai cela bizarre car, personnellement, je navais pas eu confirmation de sa différence. Il culpabilisait, paraît-il, dès quil apportait son aide à quelquun, au point de se retirer carrément de la circulation après son intervention. Une sorte de masochisme quil cultivait depuis quil avait été en âge dapprendre et de comprendre quil avait un frère jumeau mort-né. Comme sil saccusait de lavoir dévoré dans le ventre de sa mère, ftus cannibale ne supportant plus une nourriture naturelle quil jugeait basique. Madame Marie-Pierre Flamand avait fait une dépression nerveuse qui dura deux bonnes années ; à peine guérie, elle avait tenté de se suicider en ingurgitant une dose massive de barbituriques. Larrivée inopinée de son mari lavait sauvée. Lorsquil me raconta cette histoire sordide, je pensai immédiatement, malgré mon jeune âge, que ses parents sétaient lourdement trompés en lui avouant cela.
A la suite de ces dénégations, je crus quau nom de notre amitié, il exclurait de me rendre service. Un comble ! Le cas de figure ne sétait pas encore présenté mais javais en tête quelque chose qui le concernait directement
Donc, dhabitude, quand il faisait plaisir à quelquun, par la suite, il en ou-bliait jusquà son existence, se calfeutrant dans un mutisme proche de lexil mental volontaire, de lautisme. Tout le monde était daccord là-dessus ; cependant, sils accordaient leur violon sur cette note discordante, cest quils avaient au préalable abusé de son altruisme, non ? Dès lors, chaque fois que Marius ignorait des quidams dans la cour du collège ou ailleurs, jéchafaudais tout un catalogue de petits coups de main quil aurait, dans un premier temps, gracieusement donnés, avant deffacer de son horizon les secourus en question
Et je navais pas vraiment envie de subir à mon tour cette sanction. Dêtre le prochain sur la liste
Une fois, alors que mes (allez, encore un petit effort !) parents sétaient absentés, je lai invité à Pretty Home, pour une visite du grenier. Je le savais grand amateur de toiles daraignée. Chez lui, il en confectionnait avec du fil de pêche ; badigeonnant ses leurres de miel, il singéniait à piéger les mou-ches et les abeilles. Il prétendait que ces bestioles velues étaient des tisseuses inégalables, des artistes hors pair
de minuscules crabes capables de tricoter un pull à une plage entière pour la préserver des soirées glaciales.
A peine essoufflé par la brève escalade, je simulai létonnement devant la porte verrouillée. Il manipula la serrure au moyen dun trombone que lon avait soutiré au bureau de mon présumé géniteur, et le battant souvrit en un tour de main. Quel musicien ! Nous en plaisantâmes. Pour le remercier, je lui promis quelques billes et une photo de femme nue ; il afficha un sourire coincé et une mimique méprisante que je feignis de ne pas voir. Jaurais pu lui reprocher sa réaction mais je men abstins.
Je métais attendu à ce quil en profite pour déguerpir comme un voleur de poules. Le temps de faire volte-face et
dégun ! Sur le coup, ce néologisme typiquement marseillais remontera à la surface, jaillissant de façon in-contrôlable. Mon Dieu ! Et maintenant, qui refermerait la porte ? Je nai pas loreille musicale, moi ; et puis, si je lavais, le trombone ne serait certaine-ment pas mon instrument de prédilection. Mon truc, cétait lharmonica
Je suis un mélomane sourd à ce genre deffraction. Il ne me resterait plus quà souhaiter quici, nul navait remarqué que le grenier était « hermétique » avant de se transformer en
courant dair. La cave était bien plus attrayante, nest-ce pas ?
Ensuite, Marius ne me recauserait plus jamais, provoquant un émoi de taille chez nos plus ardentes fans, déstabilisant les profs. A la récréation, il sesquiverait, imitant une ombre coupable ; quand je lapprocherais, il de-viendrait aussi volatile quun pet. Il se transformerait en coup de vent, en fantôme
Je crois quil aurait honte de mavoir prouvé son estime en sautorisant de violer lantre secret de Pretty Home. Cétait un surdoué du pêne martyrisé, un virtuose du cadenas forcé, mais il naura pas réussi à assumer la démonstration de son vice et de son talent très particulier en pré-sence de son meilleur ami. Ce sera la principale hypothèse qui me passera par la tête
une hypothèse réconfortante. Mais pourquoi était-il venu alors ? Je lavais pourtant prévenu du forfait à accomplir pour mêtre agréa-ble ; il savait que sa collaboration me serait précieuse. Il a dû simaginer sillonnant des plates-bandes étrangères et, peut-être, en son for intérieur, était-il un gros timide, un modeste cyclothymique souffrant, paradoxale-ment, de la présence dun pote authentique. Comme un puceau qui perd de sa superbe au moment de conclure avec sa Dulcinée, après tant de promesses et de mots doux échangés. Dordinaire, il nétait pas ainsi avec les filles et les profs : il était même tout le contraire
Dune rare insolence et un tantinet provocateur.
Non ! Je nageais en plein délire, fantasmais négativement. Mon angoisse gonflait, rythmée par mon pouls. Il était encore là, derrière moi. Grâce à notre amitié, il avait guéri son complexe. Les autres sétaient fourvoyés en le montrant du doigt. Cétaient des jaloux, de mauvaises langues qui bavaient sur les gens différents parce quils ne les comprenaient pas, ne captaient pas leurs particularités. Dans lobscurité, je navais pas constaté quil grimaçait. En fait, il sétait tordu la cheville en grimpant les marches incrustées de galets. Peut-être avait-il buté sur lun deux, qui sait ? Cétait à mon tour de lui proposer mon aide, parcourant litinéraire vertical en sens inverse tandis que je le soutiendrai tel un blessé de guerre. Un stress terrible métreignit. Dehors, lorage éclata ; un formidable coup de tonnerre ébranla Pretty Home, comme si une main gigantesque sabattait sur le toit, giflant la maison à la volée, pour nous engueuler, nous remettre sur le droit chemin. Lancienne ferme allait se renverser, quille tournée vers le ciel, à la manière dune barcasse soulevée puis roulée sur lécume par une lame de fond. Le boucanier maudit était-il de retour ? Revenait-il nous punir davoir empiété sur le domaine de son purgatoire ? Il était hors de question de faire machine arrière. Mais Marius insista pour retourner à labordage. La douleur avait passé. Je mexécutai, toutefois très peu rassuré.
Jai pénétré dans le sanctuaire dun pas mal assuré ; chancelant, je me re-tournai une dernière fois, histoire de vérifier si mon ombre ne sétait pas subitement dressée sur ses jambes molles, un couteau à la main, prête à moccire. Un monde noir membrassait. Et là, la réalité me sauta à la gorge, tigre assoiffé visant la carotide pour siroter mon sang. Je constatai tristement labsence soudaine de mon pote Marius. Ce nétait pas un mirage. Les mains en avant, je vérifiai si mes yeux ne mabusaient pas. Ils navaient jamais été aussi fidèles ; dans un autre contexte, jeusse loué leur efficacité. Fébrile, je fus victime dun vertige, comme si je me baladais au sommet dune falaise et que lappel dair me commandait de sa voix de stentor dentamer un envol suicidaire, piètre oiseau de tissu aux ailes mitées. Mes oreilles bourdonnaient. Je repris ma position initiale, lorgnant droit devant moi, langoisse me griffant la nuque. Au fond du grenier, sur un vieux secrétaire poussiéreux, étaient empilés des dossiers, des esquisses, des uvres en gestation, inachevées. Javançai avec solennité ; inconsciemment, je singeais un homme pieu se dirigeant vers lautel dune église. Le parquet grinçait mais je ne me souciai guère de vérifier lorigine des bruits secs qui, tous les deux pas, claquaient dans ce silence de cathédrale.
Sur un classeur fermé avec une ceinture de pantalon ayant certainement appartenu à Grand-tonton, avait été griffonné à la hâte avec un feutre rouge :
POUR MON PTIT FRANCIS, QUI A LE POUVOIR DESPERER ET LE DEVOIR DY CROIRE
Juste au-dessous, était scotchée une feuille de papier abritant un texte ma-nuscrit à lencre noire, et ce qui jy lis me glaça le sang. La toile daraignée sétalant artistiquement sur la page nen atténuait pas la force, pas plus que la tisseuse velue qui se balançait à un fil pendouillant dune poutre fichée dans le mur de soutènement nen apportait plus de relief. Je leffaçai de ma vue en soufflant sur louvrage. Devinant le danger, le minuscule « crabe des greniers » avait grimpé à toute allure le long de son filament, pour disparaître dans une fissure du plafond.
Lécriture était claire ; on la lisait sans effort de concentration. Certaines syllabes, parfois, sont indiscernables et poussent votre cerveau à combler les creux ; mais là, cétait un style délié, les ronds étaient parfaits, la ponctua-tion figurait en bonne place et facilitait la lecture, imposant un rythme agréable. Une authentique écriture didéaliste
et une prose dauteur de qualité !
Bizarrement, le vertige sestompa, et avec lui, le besoin dépier mes arriè-res. Lombre avait dû se trucider en solitaire (en langage humain, on appelle cela se suicider) car elle ne pesait plus sur mes épaules. Elle avait cessé dausculter mon dos, comme si la bosse qui symbolisait le centre de la cible rétrécissait, arasée par une relative sérénité recouvrée. A linstar de Marius, elle aura fait demi-tour subrepticement, retournant au pays des ombres, dans limaginaire des angoissés
Coucou, mon Cissou !
Je sais que cest TOI
ce ne peut être que TOI ! Tu ne me connais pas, ou mal, mais moi, je sais qui tu es
Je suis ton papa, le vrai ; lautre, lersatz, il ta adopté. Cest ton père par procuration. Ce sont eux, tes parents de substitution, qui ont eu lidée de me faire passer pour le « tonton » de ser-vice : TON Grand-tonton ! Je nai aucun lien de consanguinité avec ces gens. Tu es une pièce rapportée, mon ptit Francis. Et ne vois là rien de péjoratif, daccord ? Ecoute-moi bien
Avant tout, tu es une sorte dénigme vivante. Non, attends, je mexplique. Au départ, cela te paraîtra choquant mais tu vas vite capter ce que jai à te dire. Je croyais être devenu impuis-sant mais jai rencontré une femme
Elle était si jeune, si désirable que jai oublié que jétais vieux. Elle ma rendu ma virilité. Mon désir était si fort que le miracle a eu lieu.
Oui, tu es arrivé en âge de comprendre les choses du sexe, mon Cissou
ou, tout au moins, de les ressentir. Alors, sache que tu es un mirage denfant, car je nétais pas quimpuissant, jétais également stérile. Très jeune, jai eu les oreillons, et il ma fallu beaucoup dannées pour accepter mon état. Pour macclimater. La majorité des femmes me fuyaient à cause de ça. La totale, quoi ! Oh, je sais ce que tu vas penser
Quelle ma trompé
Ce serait une erreur ! Elle est bien trop croyante pour mentir ! Elle na jamais su tricher ; de toute façon, Dieu laurait punie. Et puis, tu me ressembles tellement et à tous les points de vue. Son dieu, auquel je nadhère pas, la récompensée pour son amour et sa loyauté. Tu vois
il aurait pu me punir parce que je suis athée. Et bien, comme tu peux le constater, cest un gentil dieu : il a préféré privilégier sa servante et épargner le mécréant. Ce qui prouve que javais raison dignorer son existence !
Si tu ouvres ce dossier, tu pénètres au sein de la vérité crue. Je te propose une visite guidée qui te donnera à penser que tu as déjà frôlé la mort et que celle-ci ta donné rendez-vous ici. Que dis-je, une visite ? Un voyage ! Un gosse de vieux est prédestiné à la rencontrer avant les autres, la mort, nest-ce pas ? Dans les yeux de son père surtout, oui. Mais elle va te poser un lapin, tu verras
Par contre, si un vagabond vient à passer par-là, je lui conseille vivement de craquer une allumette et doublier tout ça ! Un tas de cendres sous les combles vaut mieux quun cauchemar récurrent survolant ton lit tel un oi-seau de malheur aux plumes de feu. Il te consume le sommeil puis se repaît de ta sève vitale, dessinant des cernes charbonneuses et comme creusées au burin sous tes yeux devenus, lespace dun soupir, vitreux. Tas des frissons même au mois daoût ; tes poils sont des bûchettes que lon enflamme avec un fer à souder. A ton âge, on a déjà des poils, hein, bonhomme ? Et là, la mort aura été exacte au rendez-vous !
Ouvre donc ce classeur, mon ptit Francis. Pour commencer, je vais te parler de Merlu-le-Vieux, le savant fou que nous avons sauvé du naufrage, à quelques encablures du « Derrick du Diable », ensuite sonnera lheure du « Sectivore »
Allez, suis-moi, bonhomme
Suis TON papa !
(flash back)
SOS, Posidonia en perdition
SOS
à vous
à lécoute
La tempête semblait enragée, ce jour-là, comme piquée au vif par une dé-pression venimeuse. Sa houle avait trop enflé et labcès crevait. Les serpents de mer avaient craché leur venin jusque dans les nues. On aurait dit que les bourrasques cherchaient à essorer les flots en suçant les vagues par grands coups de langue successifs. Elles avalaient tout en quelques bouchées dogresses, aspirant la faune et la flore, avant de sattaquer au reste. Elles utilisaient des pailles arborant la taille dune tornade
On imaginait leurs figures boursouflées apparaître entre les nuages, tandis que leur regard lançait des éclairs, et elles gonflaient les joues, soufflant dans ces entonnoirs inversés. Les creux atteignaient des profondeurs vertigineuses ; de véritables canyons deau sélevaient et replongeaient aussitôt, dans un fracas dapocalypse. Cela évoquait une ville dont les immeubles seffondrent, dé-quillés par un tremblement de terre.
Les appels de détresse continuaient de nous parvenir, nous tenant en alerte rouge ; tous les sens en éveil, lofficier de quart, un ami, avait le visage tendu. Il transpirait à grosses gouttes, les embruns se joignant à sa sueur pour tracer sur son visage un hétéroclite entrelacs de veinules dégoulinantes. Stressés, au bord de la nausée, nous limitions. Le SOS émanait dun gros bâtiment de fret qui passait au large et, dévidence, le capitaine avait été mal renseigné par la météo marine locale. A moins que la cargaison ne fût si précieuse quil faille à tout prix la livrer à bon port
contre vents et marées. Quitte à fréquenter dun peu trop près la fin du monde. Nous étions là, témoins impuissants de ce naufrage, espérant que les secours arriveraient à temps afin de sortir de la baille un maximum daffréteurs et de marins. Car il était utopique de songer à éviter lengloutissement du navire. Notre unique consolation était due au fait que la mer était bien trop agitée pour receler des squales en maraude.
SOS, Posidonia en perdition
SOS
à vous
à lécoute
Le lendemain, rejoignant la plate-forme pétrolière dans un piteux état, cinq hommes nouveaux avaient refait surface, dont quatre particulièrement éprouvés les autres avaient sombré corps et âme avec le Posidonia durant la nuit. Et parmi ces rescapés, le professeur Miroslav Balnakar alias Merlu-le-Vieux, qui fuyait le Japon clandestinement à bord du cargo sinistré. Cétait un savant fou, un génie de la génétique
Très tôt soustrait de la circulation, il avait emprunté une voie de garage secrète et sans issue puis déniché un créneau définitif. Tractant un sac à dos dans lequel on aura placé une enclume, parachute inadapté qui précipite son chargement vers le bas à une allure folle, son incontournable talent infligeait un fardeau trop pénible à porter pour de si fragiles épaules.
Après quil eût pris connaissance des compétences de cet individu atypi-que, le gouvernement japonais le fit mander afin de « traiter » des animaux un peu spéciaux : les loups ! Dune rare débrouillardise et précédé dune solide renommée, cétait sans conteste lhomme de la situation. A son sujet, toutes les nations sétalonnèrent dans la dithyrambe, se positionnant sur une fréquence de jugements similaires, mais uniquement celles qui payaient grassement ses services obtinrent son aval. Quantité détats se disputèrent ardemment ses faveurs, frôlant quelquefois le conflit, avant quil ne décide à brûle-pourpoint de se retirer franchement du
marché. Sans préavis, las du clonage stoppa net ses activités scientifiques car, au contact de son don très particulier, les ennuis bâillonnaient largent et la reconnaissance, les réduisant au silence radio.
Même si son nom ne lattestait pas, ses origines gréco-albanaises ainsi que sa nouvelle vie passée à pêcher le merlu dans les eaux territoriales françaises lui avaient dabord valu une réputation douteuse de travailleur au noir, en-suite un pseudonyme totalement ridicule. Mais cela évoquait assez juste-ment cet individu touche-à-tout que daucuns, dans la vie courante, accu-saient de séparpiller, de
se gâcher. Quelque chose, dans son regard, tra-hissait son appartenance à la caste des « seigneurs » et chacun était persuadé que sa place naturelle se situait ailleurs, dans un secteur plus
raffiné. On le surnomma « le décalé » mais il sen offusqua. Avant dêtre engagé par les Nippons certains diront de force pour cette mission ultra-secrète et dintérêt public, il vivotait à Marseille, bossant (au noir ?) à la Criée aux Poissons, où sa courte mais inestimable expérience dans ce domaine était très prisée par les patrons pêcheurs.
Cétait une bonne planque, ma foi. Jusquà ce que
Lopération, qui navait aucun nom de code, était financée par un célèbre milliardaire suisse qui avait fait fortune dans lor noir. La plupart des déci-sionnaires en jugeaient lapproche scientifique mégalomaniaque, obsolète
et amorale sur un plan strictement humain. Mais le richissime Helvète ne collectionnait pas que les dollars : au catalogue des défauts de nanti, les ca-prices se trouvaient en tête de liste.
Il avait, en son temps, défrayé la chronique à cause du rapt de sa fille par une secte actuellement très à la mode en Europe, et qui menaçait déjà les rivages du Pays du Soleil Levant : La Geste des Sélénites. Etrangement, nulle demande de rançon navait été réclamée pour appuyer le détournement de mineure maquillé en exaction événementielle. Il navait jamais été question de fugue car on avait retrouvé sur le lieu de lenlèvement un bout de papier froissé sur lequel était dessinée une fresque que les services de nettoiement et de police européens connaissaient par cur. Il sagissait dune fresque naïve représentant un paysage apocalyptique où le soleil jouait le vilain rôle du méchant astéroïde. Et puis, quand on est la fille chérie dun magnat du pétrole, fuit-on sous des cieux moins cléments, même par amour pour un roturier, hein ? Ces histoires damour contre nature (?) nexistent que dans les romans pour jouvencelles dont le visage est mitraillé dacné juvénile et les nuits peuplées de fantasmes poilus et musclés, nest-ce pas ? Toutefois, dans les librairies, aux rayons consacrés aux ados, des collections entières spécialisées dans lutopie amoureuse sy collent, apportant leur lot de rêves de papier
aux mères. Non, nous ne sommes pas encore immergés dans de leau de rose jusquau cou, comme si on prenait un bain purificateur, mais notre nombril appelle déjà à laide ! A moitié submergé, il émet de minuscules bulles remontant à la surface tels des SOS traduits en langage morse.
Complètement débranchés de la réalité, les Sélénites prônaient le règne totalitaire de la lune, prédisant lextinction dans un avenir très proche de notre principale source dénergie : le soleil. De plus, il était interdit de pro-noncer son nom ; par contre, on avait le droit dévoquer son image : le « lustre de feu ». Leur meneur, un être autoritaire et sans scrupules, sétait autoproclamé Gourou de la Lune. Cétait un messie dopérette ; cependant, il avait une telle influence sur les faibles que son charisme dégageait une invincible force virtuelle qui lauréolait dun casque lourd inoxydable. Para-doxalement, cette secte de patronage était si puérile dans ses méthodes dapproche quelle fonctionnait à merveille, doù sa dangerosité. Il se mur-murait que
puisque des gamins participent à ce carnaval nocturne, cest parce que, justement, ce nest quun carnaval ! Même si à lheure tardive de ce défilé de dingues, les gosses normaux dorment, accompagnés dun nou-nours ou dune poupée, après que les mamans leur eussent conté une aven-ture dHip Nono, loiseau-dodo, ou chantonné la complainte du marchand de sable qui sest égaré sur une plage du temps par une nuit sans lune.
Le piège était là
en culottes courtes et jupettes à carreaux !
Le richard, dont personne ne connaissait la véritable identité, se faisait ap-peler « Le Sectivore ». Sétant octroyé le droit et le pouvoir de lutter contre les sectes en général, et en particulier celle-ci pour dévidentes raisons, il avait prévu de contrer la folie en utilisant une arme de fou. Il ne renierait pas lépoque où on lapostrophait dans la cour de lécole en lui lançant : « Hé, le bailli, quand tu seras grand, tu seras Gessler ou Guillaume Tell ? ». Il ré-pondait froidement : « Non, je serai le père dune fille heureuse ! ». Cela calmait les ardeurs mesquines et chacun reprenait ses billes en marmon-nant
Pour linstant, il navait toujours pas déniché son enfant et comptait mettre à profit cette opération secrète pour la récupérer enfin, comme si on pro-grammait la destruction de la chaîne dune niche parce quun seul maillon a craqué et que Fidèle, le chien, sest détaché
Lidée générale de cette mission durgence était la suivante : puisque les autorités compétentes ne réagissaient pas, semblant laxistes, sera créée une race dhommes traficotés qui se métamorphoseront en loups garous à partir de minuit pile. Des gremlins bodybuildés dont la figure humaine se grimera chimiquement à lappel des douze coups que Perrault et Walt Disney rendi-rent mémorables grâce à Cendrillon. A lheure inscrite dans leur métabolisme par une savante manipulation génétique, le masque tombera, et un témoin posté à labri pourra ainsi observer, médusé, laffreuse mutation de la figure grimaçante. Dès lors, un cobaye revêtira la panoplie anguleuse et velue dun lycanthrope sans se rendre compte quil quitte la peau dun quidam pour endosser celle dun redoutable serial killer. La face bestiale qui se cachait derrière le paravent émergera soudain, et le voyeur, jugeant lapparition simiesque, songera quelle mériterait dêtre exposée dans la vitrine dun musée paléontologique aux côtés du crâne dun T-Rex. Avec ses dents démesurées et tranchantes, ses orbites creusées par le burin de la mort et son rictus de spectre carnivore, elle ne souffrirait pas de la comparaison.
Ces pseudo-monstres à la férocité factice se chargeraient de terroriser puis déliminer les Sélénites, ces criminels de la nuit qui, sous une apparence bon enfant (?), se permettaient de détruire des cervelles innocentes
surtout celles de nos chères têtes blondes. Aucune poursuite ne serait engagée contre ces prédateurs bavant et grognant échappés dun navet sanguinolent primé au festival dAvoriaz ou dun roman suranné de Stephen King. Oui, car
on ne traque pas une légende, cest elle qui vous pourchasse !
Là, il était question de la matérialisation de chimères concoctées par des auteurs obsédés par lhybridation mi-humaine, mi-animale, et qui prenaient un malin plaisir à tremper leur plume dans lhémoglobine. Il ny avait rien de concret, rien de
palpable. Et les citoyens qui soutiendront mordicus le contraire passeront pour des trublions, des fouteurs de merde
Des anar-chistes ! A peine interpellés, les journalistes hésiteraient avant de titrer à la une :
La guerre des monstres de minuit est déclarée !
Et, comme dhabitude, plusieurs lignes plus bas, en caractères plus petits, les premiers commentaires excessivement imagés, dun lyrisme outrancier, maladroit.
« Déjà, sur le front de la pleine lune, les premiers combats font rage, avec, en fond décran, les clins dil des étoiles voyeuses, et en fond sonore, le chant sourd des galaxies lointaines
»
Quelle action peut-on raisonnablement mener contre des ombres armées jusquaux dents qui sescamotent dès lappel du coq, quand laube sème ses perles de rosée sur les cités. Elles se seront retirées, privées de cibles, de proies
A minuit pile, elles auront humé la chair fraîche et, guidées par leur (nouvel) instinct, nauront pas résisté plus de dix secondes avant denfoncer leurs griffes, hurlant à la mort, dans la pulpe du gibier. Heurtant les tympans des futures victimes, le bruit de succion des crocs qui déchirent la viande simprimera à jamais dans la mémoire des rescapés. Selon la formule consacrée, le combat cessera faute de combattants !
Il y aura eu du Sélénite au menu de minuit.
Les rues auront laspect dun abattoir à ciel ouvert, et les urgences nauront pas assuré dans les meilleures conditions la survie des gisants, tandis que les cantonniers auront sollicité mille fois plus la serpillière que le balai, pour effacer les scories saignantes du charnier !
Les noctambules, les insomniaques, les amoureux du clair de lune et les joyeux fêtards noseraient plus sortir après 21 heures, de peur de devoir dire adieu prématurément à la vie et à la voûte céleste, chapiteau de ce cirque de fin du monde où se jouait un bien macabre spectacle. Inconscients du péril aux mâchoires multiples, des clochards avinés sinviteront au banquet, et leur couenne faisandée pimentera la grande bouffe des prédateurs « transformistes ».
Les villes deviendraient de véritables camps retranchés où, calfeutrés der-rière leurs fenêtres, les citadins espionneraient lextérieur ; ils auront percé un trou dans un volet afin dinspecter à distance le champ de bataille. Lodeur du sang serait insupportable ; elle se sera glissée par la brèche, sinfiltrant sporadiquement comme un courant dair dans les rideaux par un jour venteux. Tel un termite, elle ramperait dans le minuscule boyau foré dans le bois du battant. Mais bon, on se trouvait aux premières loges pour contempler ces ersatz danimaux barbares qui, jusquà présent, navaient existé que dans limagination des auteurs de films gore, et cétait bien là lessentiel, non ? La truffe sensibilisée par les relents de carnage, les chiens aboieraient de concert, se joignant à la cacophonie ambiante ; les chats, apeurés, auront déserté la place, lacérant les obstacles qui les empêchaient de détaler.
Au sein même de son organisme, le milliardaire avait été surnommé « Le Gourou Garou », en opposition au « Gourou de la Lune », mais il ne sup-portait pas ce pseudonyme stupide et insultant, lui préférant avantageuse-ment « Le Sectivore ». Mieux valait le pompeux que loffensant !
Hélas, tout bascula le jour où la mafia nippone mit son nez dans ses affai-res ; après avoir étudié les détails du chantier, elle décida dintervenir pour réaffirmer son autorité. Le magnat du pétrole disparut mystérieusement, sans laisser la moindre trace, et le professeur Balnakar dut fuir en catastro-phe de la manière que tu sais, mon ptit Francis. Il ne restait plus au gouver-nement japonais quà sécraser
car on craignait, en protestant officielle-ment, de raviver de vieux démons.
Mais voilà que, plusieurs années après, le destin prit linitiative de rassem-bler les morceaux du puzzle éparpillé, de remembrer le squelette désossé
Le professeur et moi avions rejoint lEurope, où nous nous perdîmes de vue. La retraite me tendait les bras du côté dun paradis fiscal et Merlu-le-Vieux, planqué quelque part sur la paisible planète des tueurs de temps, ta-quinait sans doute la poiscaille, tenant sa canne à pêche dune main ridée mais ferme
Jy apprenais immédiatement quen France, des parents irresponsables avaient adopté des gosses dans le but de les initier à La Geste des Sélénites. Ils insinuaient que leur requête était légitimement motivée par la stérilité de lun des deux conjoints, et que ceux qui affirmaient le contraire étaient de mauvaises langues, des êtres sans cur quil fallait proscrire. La presse, désorientée, ne se privait pourtant pas de faire lamalgame entre ces deux versions quon lui livrait en pâture. Le monde chavirait, battait de laile, tournait de lil. On jetait de la nourriture frelatée à la cantonade, pour ap-pâter le lectorat. A cause des récents événements, les médias avaient ressorti des vieux tiroirs leurs tics de représentants en boniments, de manipulateurs de foire
Un jour, alors que javais enfin refoulé le sol français, je fis la connaissance dun type qui se prétendit le fils de Merlu-le-Vieux. Cétait une façon plutôt cavalière de maborder et dattirer mon attention, mais ce fut la bonne. Il déclara être inspecteur de police. Je me baladais sur une digue de la Joliette, à deux pas du Vieux-Port, à Marseille. Admirant les goélands et respirant à pleins poumons lair iodé, jattendais sagement lheure du rendez-vous avec mon éditeur, à loccasion de la parution de mon roman Le Derrick du Diable, quand lhomme, qui était grand et sec, me rejoignit dun pas alerte. Imitant un fouet, ses semelles claquaient sur le béton ; elles résonnèrent dans ma tête tel un message davertissement en alphabet morse. Il était vêtu dun veston que neût pas renié Hercule Poirot en personne en 2003, cétait assez ringard, ma foi ! Cousue à lancienne, une antique étoffe voyageait dans le temps, croisant ma route dans son propre avenir, et, engoncé dans cette étoffe, un meurtrier aux allures de flic dopérette massénait un singulier anathème
Son timbre était grave, cuivré. Une voix de ténor dramatique ou de baryton. A la fois nerveuse et profonde. Je suis sûr quOthello employait un ton similaire pour insulter Desdémone, avant de lenvoyer ad patres. Après quil se fût présenté, me montrant sa carte, et que je lui eusse demandé si jétais en état darrestation et pourquoi, ce quil me raconta mébranla au point que je restai muet, les yeux écarquillés. Pendant trente secondes, je nentendis plus les bruits familiers des quais, les cris des mouettes qui rivalisent avec les autres oiseaux marins pour chaparder le poisson tombé des chalutiers rentrant au port, le craquement métallique des grues, le meuglement des cornes de brume
Je le pris tout dabord pour un fou, un fou surgi de lespace-temps ; mais, très vite, son discours devint cohérent, cruellement logique.
Investi dune mission dépuration, cet individu nettoyait les intervenants qui avaient participé à lopération soi-disant secrète dont lambitieux et atroce plan de démantèlement musclé de La Geste des Sélénites fut ourdi au Japon. Néanmoins, sur un coup de tête, il avait risqué dimproviser ma sau-vegarde, moffrant généreusement (?) une chance de réchapper au règlement de compte programmé de longue date par une entité supérieure. Tenaillé par le remords, harcelé par des cauchemars récurrents, il se serait déplacé, ava-lant de nombreux kilomètres, pour me révéler quil renonçait à moccire ? Il eût été plus simple de se taire carrément, non ?
Cette chance, je laurais saisie à bras-le-corps si, dans la foulée, je navais dû remettre entre les mains du patron des Editions Jets dEncre la formule magique qui allait dévoiler, de par sa substance, la preuve irréfutable que jen savais réellement trop. Dès le début, il avait été dans mes intentions de révéler cette histoire de clonage trafiqué à un vaste panel de lecteurs poten-tiels, mais dabord, il mavait fallu accumuler puis assembler correctement les éléments de preuve. Et glisser le message dans un roman grand public, dans lespoir que quelquun ferait le rapprochement et traduirait subtilement ma pensée, navait pas été une tâche aisée. Ceci dit, mexposer de la sorte ne mavait pas dérangé outre mesure. Non, non, ce nest pas du courage, cest de lhonnêteté intellectuelle ! Dailleurs, lorsque tu liras cette confession, Le Derrick du Diable sera encore en rayon dans les meilleures librairies
et mon sort aura connu son dénouement.
Je suis visé, il est prévu que je meure, et il est clair que lon a magouillé un piège fatal spécialement à mon intention. Je subodore que Merlu-le-Vieux est devenu aussi transparent quun fantôme britannique in the fog par une soirée bruineuse. Effacé, absolument indétectable. Il se sera retiré sur une île déserte où même les crabes passent par une douane pour avoir le droit de sortir de leau. Javoue quapprendre par sa bouche quil nest pas quun ripoux, quil est un tueur et quun contrat plane sur ma tête, remplaçant lauréole de mon ange gardien, cela crée un sacré malaise. Je suis sa cible, et à ce titre, on simagine le centre du monde : tous les regards convergent vers soi, mais ce nest quune impression dictée par la parano que lego exalte. On est en droit dêtre choqué, tétanisé, non ? Mon sang sest mis à bouillir et, contraste étonnant, la chair de poule a sculpté sur ma peau un relief de râpe à fromage. On se pose des questions qui, finalement, ne méritent que des réponses saugrenues, décalées. Cependant, la proximité de la mort ne meffraya pas ; pas plus que la donner semblait troubler ce mec en costume de théâtre proustien.
Il se nomme Flamand, avec un d comme delta
Pascal Flamand. Lui éga-lement est stérile, lui aussi a adopté un gosse
un gosse prénommé Marius. Sa femme est en dépression parce que cest un cancre, un voyou, un raté. Elle ne sort plus de chez elle ; le soir, elle se shoote aux barbituriques pour dormir, pressée de plonger dans loubli provisoire du sommeil artificiel. Elle ne devrait pas avoir honte puisquelle nen est pas la génitrice, mais cest plus fort quelle. On lui a offert ce jouet et un mauvais plaisantin le lui a aussitôt retiré, comme la sale blague dune jalouse.
Il se chuchote que tous les gens qui ont eu un rapport proche ou lointain avec cette opération sont devenus stériles ; dautres, tel que moi par exem-ple, ont au contraire retrouvé leur pouvoir de reproducteur. Le tristement fameux Gourou de la Lune de La Geste des Sélénites, cest LUI, cest ce Flamand en question ! Et il a sûrement demandé à être nommé ici, à Plovan, afin de venir my éliminer de façon très propre, sans laisser dempreintes suspectes. Qui, mieux que lui, était aussi idéalement placé pour ce règlement de compte si particulier ? Il maquillera son forfait en suicide, jen suis per-suadé. Je le sens parce que cela pue larnaque.
Fais très attention à toi, mon ptit Francis !
Ensuite, écoute-moi
tes parents adoptifs ne sont pas des sectaires ! Ils sont atteints dun mal incurable, une épidémie dermique qui les empêche de supporter le soleil et ses UV. Ils leur sont néfastes et ils les fuient depuis toujours. Pour lanecdote, ils avaient prévu de sinstaller en Irlande, mais ton arrivée a repoussé le projet. Cest à se demander si ce nest pas cette affection (?) qui les a unis par les liens sacrés du mariage. Un mec fasciné par la lumière ne tolèrerait pas longtemps une fana des temps maussades. Ils sont plus à plaindre quà blâmer. La maladie les a rendus égoïstes, mais ils taiment beaucoup, tu sais, même sils le montrent mal. Et puis, un événe-ment survenu là-bas tas rendu
différent. Par consanguinité. Sache que tu as le pouvoir de lire dans lesprit de certaines personnalités dans des cir-constances spécifiques.
Là-bas, jai été irradié par des rayons nocifs qui, paradoxalement, mont permis de bénéficier de dons nouveaux et inestimables : la fécondité et la télépathie. Cétait une erreur de chercher à ouvrir la valise que le professeur Miroslav Balnakar avait emportée avec lui malgré le naufrage du navire de fret : elle contenait des produits
défendus. On ignorera toujours pourquoi il tenait tant à ramener de là-bas cette mallette diabolique, mais ce qui est connu, cest quil a fait limpossible pour quon ne la remarque pas au cours du sauvetage. Cela dénote chez cet homme, malgré la détresse qui laffecta durant lavarie, une importante maîtrise de soi. Sans parler de la préciosité du contenu de la valise. Je dois préciser que le Posidonia a coulé à pic dans des conditions très douteuses, plusieurs mecs de la plate-forme pétrolière ayant entendu une explosion bizarre dans le lointain, que daucuns assimilè-rent à un coup de tonnerre. Comme par hasard, lenquête qui sensuivit ne révéla rien de vraiment louche.
Ptit Francis, je crois que, progressivement, je me transforme en monstre de minuit, et cest pour cela que Pascal Flamand me craint autant. Jai non seulement recouvré une virilité conséquente pour mon âge, mais en plus, mes poils blancs virent au marron foncé et mes dents grandissent
Bientôt, les nuits de pleine lune, je vais hurler à la mort. Comme dans les vieux films qui font mourir de trouille. Dans le voisinage, on croira quun quidam a mis le son de sa télévision trop fort. « Ya quoi à la télé, ce soir ? » ; « La Re-vanche du Lycanthrope Irradié ! » ; « Cest quoi un lycanthrope ? »
Je suis bon pour le casting de la version moderne du Petit Chaperon Rouge !
Je mets en danger la secte de merde de ce fils de pute ! Pardon
je te prie de mexcuser. Et si tu lis cela, tu seras dans le même cas, mon Cissou
Exposé à une mort programmée par cette entité supérieure qui nexiste, au bout du compte, quau sein des gouvernements lâches et magouilleurs ! Je suis convaincu quune télépathie post-mortem nous reliera. Et tu sais quoi, bonhomme ? Finalement, ce Flamand, en mavertissant, il se condamne à sa manière, nest-ce pas ? Une lassitude pesante lattire vers le fond ; on a me-notté ses pieds à une enclume. Il lui faut sen délester, cela urge. Quil vi-dange sa conscience
se confesse enfin !
Dis, mon Cissou, une dernière info pour la route, un aveu. Ta mère, je la soupçonne dêtre en réalité la fille du « Sectivore »
mais chut ! Ma mé-moire demeure très sélective. Tiens, jen souris. Maintenant, va, cest toi qui vois
Le destin a suffisamment abusé de ta vie !
(come back)
Je nai pas sursauté lorsque je refermai le classeur et que lécho répéta mon geste à lunisson. Par contre, dès mon arrivée, je navais pas imaginé le gre-nier assez haut pour créer un tel phénomène de duplication dun bruit. A première vue, cétait un placard disproportionné, pas une cathédrale !
Toutes ces révélations mavaient secoué, saoulé, mais cest soulagé et avec un goût amer dans la bouche que je mis un terme à cette lecture intime. De toute façon, il ny avait plus rien à découvrir ; la dernière phrase était per-chée au sommet dune feuille blanche qui tombait en avalanche immaculée sur un néant dencre. Rien ne donnait à penser que le texte sétait interrompu faute dune main pour tenir la plume. Il ny aurait pas dépilogue déve-loppé ! Mon père (cest la première fois que je lappelle ainsi) avait opéré avec précision, en chirurgien du verbe, sans ségarer dans un dédale de phrases confuses. Tout juste, par endroits, avait-il laissé transparaître un flou qui, nonobstant les apparences, navait rien dartistique que je pouvais aisément interpréter, traduire par de la pudeur
En effet, cest comme si je lisais dans son esprit par le biais des mots.
Toutefois, il meût été plus doux de me réveiller dans les bras mous et poisseux de la somnolence, constatant que javais cauchemardé. Jaurais déjà oublié ce que javais vécu en songe à cause de cette prose alignée tel un peloton dexécution. La lecture se sera achevée sur des pointillés causés par le décès subit de lauteur. Peut-être la suite du Derrick du Diable, réclamée par léditeur car le précédent titre avait cassé la baraque. La vie de lécrivain sapprêtait à fuir et il avait inscrit un titre de dix-neuf lettres dans lunique but de satisfaire ses fans, qui ne manqueraient pas de fantasmer sur le thème du bouquin : Les Baroudiaboliques. Assurément, cétait un message crypté ; il suffisait de le décoder et on connaîtrait le terrible secret des
Cette affaire me semblait si tarabiscotée quelle était forcément authentique, et je pouvais désormais citer mes parents sans avoir lair de me consumer de lintérieur
Et apprendre quils nétaient pas adeptes de cette secte de givrés, La Geste des Sélénites, mapportait un réconfort inappréciable. Le traître nappartenait donc pas à ma nouvelle famille mais, imitant un serpent, louvoyait dans mon proche entourage.
Marius !
Marius
Aussi menteur que voleur ! Et cette idée de frère jumeau mort-né, il lavait soutirée au carnet de bord dun gynécologue mythomane, hein ? Mon Dieu, comme jai dû lui paraître naïf, benêt ! Il ny a aucun doute, cest un bon conteur, un crack de lillusion orale. Mais surtout un salaud !
Et puis, pourquoi pas, cest linspecteur Flamand, son père, qui aura bouffé son propre frère jumeau dans le ventre de sa mère (la grand-mère de Marius). Il était aussi maso que son fils, et cest dailleurs pour cela quil avait averti sa cible/proie, Julius Maraval, que le prédateur quil personnalisait avait sorti ses griffes. Arrivé en âge de comprendre, on aura raconté ce détail familial à Marius, qui aura fait sienne cette histoire abracadabrante. Chacun son tour de délirer !
Marius !
Un bruit derrière moi ; je me retourne. Je me rends compte que je suis de-bout, que jai lu débout. Il était temps de sen apercevoir. Jai la sensation démerger dun brouillard à couper au couteau où jaurais côtoyé des ombres fourbes et menaçantes. Je suis dans un état second ; il me faut rejoindre le premier, létat de conscience. Des pas : on escalade plusieurs marches, quelques barreaux
Cela grince, craque. Jentends la respiration rauque de celui qui grimpe sans précipitation. On sent bien quil est sûr de lui, que son approche nest pas masquée par une fausse agitation. Il va quelque part, sait comment y aller, qui y trouver
Il sait avant tout pourquoi il y va ! Il connaît les lieux, se doute que la cible/proie na aucun moyen de séchapper, sinon en traversant les murs, spectre couard qui ne mérite pas de fréquenter les vivants. Avant même quil nentre, je devine le nom du prédateur. Cest comme si je lattendais.
Linspecteur Flamand se pointe à lentrée du grenier, un harpon à la main. Il est chargé. Un trident est pointé sur ma poitrine ; mon cur, lespace dun soupir, cesse de battre, pour repartir de plus belle, frénétique. La sueur au front, je contemple larme. Ce doit être la sienne. Ici, cest un ancien refuge de pêcheurs, pas un repère de chasseurs ! Marius est donc allé chercher son père pour lavertir que jétais au courant de tout. Il a dû, avant de senfuir tel un voleur, lire les premières lignes sur le papier scotché sur le classeur. Il sest éclipsé afin de prévenir son père, de lui dire que lheure est venue de
Quil faut agir. Détruire le dernier maillon gênant de la chaîne encombrante. Il est à portée de fusil
cest linstant idéal. Lautre, Merlu-le-Vieux courait toujours, oui, mais loin de tout, nest-ce pas ? Aucun danger. Soudain, tout se déroule très vite, comme dans un mauvais film où le réalisateur, qui se débat avec un scénario abscons, est pressé den finir.
Une course poursuite sengage dans le dos de linspecteur Flamand. On dirait que cest à celui qui arrivera le premier pour assister à ma mise à mort. Subitement, entrent dans mon champ de vision des flics, mes parents et un vieil homme que je reconnais tout de suite : Merlu-le-Vieux ! Je devine que cest lui car, à la vitesse de léclair, jai lu ses intentions dans son esprit. Des cris fusent, des avertissements couvrent le brouhaha
Les policiers bra-quent Flamand, mais lhomme réagit, tire au jugé dans leur direction. Jentends quelquun hurler « Tous à terre ! ». Deux coups de feu retentis-sent, un corps seffondre à mes pieds ; le harpon rebondit sur ma jambe droite. La flèche a disparu. Je relève la tête. Un attroupement. Mes pa-rents
transpercés, cloués lun à lautre, évoquant une brochette. Ils agoni-sent déjà. Cest le vieil homme qui a ouvert le bal
avec un revolver made in Japan. Je suppose que le nom est imprononçable mais mon esprit la clai-rement détecté dans son cerveau. Si, plus tard, jécris mes mémoires, je lappellerai « le Banzai à crosse jaune ». Le flic qui lui a répliqué sans ré-fléchir sinquiète déjà de son avenir. Mais là, je me contente de lobserver attentivement, car je suis incapable de lire dans ses pensées. Normal.
Dix minutes plus tard, Pretty Home sest métamorphosé en camp retran-ché. Des infirmiers sengueulent avec des flics qui ségosillent. On montre du doigt lirresponsable qui na pas su maîtriser ses nerfs. Il tient sa casquette dune main molle, se gratte le front de lautre, le regard vide
Tout le monde paraît ulcéré par la lenteur des opérations. Seul le médecin légiste ne sénerve pas, affichant une sérénité de bon aloi ; ses clients sont silencieux et ne risquent pas de sagiter inutilement, eux. Les flics emmènent Merlu-le-Vieux, les yeux clos. Il a sans doute promis à mon père de veiller sur moi. Il mapparut si âgé que je le comparai à une momie. Mission accomplie ! Dans une heure, mes parents seront allongés dans un tiroir, à la morgue. Bon Dieu, tout est allé si vite ! Trente secondes, une minute
guère plus. Je nai pas osé regarder leur sang qui sécoulait en fines rigoles sur le plancher irrégulier ; sentrecroisant, elles y dessinaient une toile daraignée écarlate et visqueuse. Je me suis contenté de le sentir, comme pour confirmer par lodorat que son parfum acide ne correspondait pas au mien.
Je navais pu retenir un sourire lorsque je les ai vus soudés comme jamais par un lien éternel. Personne ne mavait remarqué, et cétait parfait. Je navais pas envie de passer pour un ingrat, un fils indigne. Et la métaphore de la brochette, pour être cynique, nen était pas moins tout à fait fidèle. Je ne ressens aucune tristesse. Pourtant, mon avenir sannonce plutôt mal ; sil a déjà commencé son travail dendurcissement, je risque de devenir de mar-bre, cest clair. Une statue qui se sculpte toute seule, saméliorant dans la finition au gré du temps, après quune gentille fée lui eût octroyé deux bras robustes et une tête bien pleine.
Je suis resté longtemps immobile, fixant mes pieds, les mains dans le dos, me tordant les doigts. Après les avoir contactés, Merlu-le-Vieux a dû de-mander à mes parents de déserter Pretty Home pour une poignée dheures ; jaurais mis à profit cette absence inopinée pour inviter Marius. Cela le pousserait à se montrer enfin sans son masque. Dans la précipitation, je navais quimparfaitement capté linformation. La fréquence était brouillée, parasitée par lurgence de la situation. Ainsi, il aurait tout manigancé après quil eût raconté au couple cette histoire rocambolesque dont jétais le héros principal. Lhypothèse de leur arrivée par hasard sur les lieux du crime avec la flicaille ne tenait pas la route
Ils avaient tout simplement alerté la maison poulaga pour signaler la présence dun maraudeur. Et, comble de lironie, le voyou se nommait Pascal Flamand, inspecteur de police de son état, méconnaissable dans la pénombre de lentrée du grenier. Le harpon avait aidé dans la confusion car un défenseur de la loi ne pénètre jamais chez les gens avec une arme pareille, nest-ce pas ? Quil soit de service ou en vacances.
Quant à Marius, il sest volatilisé, évanoui dans la nature. Je lai effacé de mon horizon. Plus tard, lorsque mon passé me visitera en sa compagnie, il ne sera plus quun pantin de bois désarticulé, une marionnette dont les fils ont cassé
Le Pinocchio du collège.
Je crois que cest ce jour-là, précisément, que jai perdu mon don télépa-thique, en réaction aux péripéties vécues et endurées
Javais affiché un relatif self-control, mais cétait pour compenser le sacré coup au moral que javais encaissé sans mot dire, sans grimacer de douleur. Il nest pas si terri-ble de perdre tout de suite un don que lon vient à peine de découvrir au plus profond de soi. Oui, mais ces parents adoptifs qui navaient pas mérité tout ce mépris de ma part, eux, ils sont perdus pour tout le monde !
Lautre don, je ne suis pas en âge dêtre atteint par lincapacité quil guérit, ni den avoir besoin un jour.
Le destin se chargeait de mendurcir ; cela promettait pour lavenir
EPILOGUE
(vingt ans après)
Au fil du temps, après ce que la presse nomma à lépoque « le massacre de Pretty Home », jai volontairement oublié ma trop longue période au sein de ma nouvelle famille daccueil. Un sacré duo demmerdeurs ! Avec un fiston con comme la lune (?). Cet olibrius voulait que lon se tranche les veines pour mélanger notre sang. Leur nom était aussi transparent que le souvenir que jai gardé deux. Dailleurs, il mest sorti de la tête comme une mauvaise migraine à lissue dun traitement du feu de Dieu. A 18 ans, sans laisser dadresse, jai quitté le pseudo-domicile parental pour rejoindre une nana, Giselle Léonard, une brunette assez vulgaire avec qui jai vivoté durant cinq bonnes années de doute partagé. Elle a découché pour se jeter dans les bras dun bellâtre au physique de surfeur (un comble !). Elle nest jamais rentrée au bercail
mais elle mavait offert là lopportunité de mûrir encore. La statue prenait forme. Mes contours se stabilisaient, se solidifiaient, et, bientôt, je ne pourrai plus pétrir mes défauts pour adoucir mes courbes et durcir mon mental.
Maintenant, pauvre inconscient, je suis marié. Je sais pertinemment que je naurais pas dû. Ma femme ne travaille pas, non, elle passe son temps à bronzer, pile et face, telle une merguez un soir de barbecue avec des potes. Elle squatte quotidiennement la plage du Prado, à Marseille, sans prendre de congés
Comme si, en son absence, un tsunami viendrait tout spécialement du Japon pour tutoyer le littoral provençal. Cest une « surfeuse du soleil » à sa manière. Une branleuse de la pire espèce.
Nous avions rejoint ma ville natale immédiatement après nous être mariés, en Bretagne, pour le meilleur et surtout pour le pire. Le meilleur, cest mon boulot, je suis imprimeur ; le pire, cest lui, le soleil, car ma femme en consomme une quantité astronomique. Elle part le matin, revient le soir, cuite à point, les yeux rougis par le sable et les UV. Elle ne se baigne jamais, aussi sa peau est sèche : à soixante ans, elle ressemblera à un fantôme de papier froissé monté sur béquilles. Elle saute le repas de midi, parfois emmène avec elle une salade qui finit immanquablement à la poubelle. A moins que
Je me demande si elle ne la donne pas à manger aux crabes
Vingt années ont passé et les lois ont enfin changé : les sectes sont OFFICIELLEMENT interdites en Europe. La Geste des Sélénites sest dis-soute ; sans gourou, pas dexistence spirituelle possible.
Vingt années
Un samedi matin, on sonne : je vais ouvrir.
Un représentant ou un truc dans le genre. Je nai même pas le temps de lui cracher à la gueule que je suis paré jusquà la fin des temps
que je nai besoin de rien
le voilà qui me débite sa tirade, ses boniments.
« Vous désirez vous offrir le soleil sur un plateau dairain ? Aucun pro-blème, il est à vous ! Embrassez La Caste des Enfants de Phaéton et il vivra dans votre miroir, réfléchissant votre urgence de métissage épidermique. Adhérez, monsieur, adhérez
nous pouvons vous offrir lEternité Lumi-neuse ! Non, non, nous ne sommes pas une secte ; notre parti politique a vu le jour quand
»
Mon pied bien placé coupa court à ce bavardage de dingue, à cette folie. Mais tout le monde nest pas comme moi dans ce pays.
Je nai jamais revu ma femme !
Pour une fois quelle était restée à la maison, clouée au lit par une grosse fièvre
Mais comment sétait-elle débrouillée pour attraper un rhume en pleine canicule ? Un signe du destin sans doute. Elle avait été téméraire, sétait levée, fébrile et chancelante, avait épié la brève altercation avec le givré
Et
Et une heure plus tard, habillée, guérie, elle partait.
Bon vent !
Des mois se sont écoulés, tièdes, insipides. Jen ai eu marre de vivre ici, à deux pas de la mer ; marre de cette fournaise insupportable dans laquelle je cuisais à petit feu ; marre de ces gens pressés dont lunique but semble être, paradoxalement, de stagner dans un bouillon dinculture
Je vomissais lincessant piaillement hystérique de ces oiseaux mécaniques bien huilés qui harcèlent les chalutiers, à limage des hyènes après quun lion eût laissé de répugnants reliefs de son repas sanglant. Pour retourner à quai, ils passent sous ma fenêtre, à cent mètres , et il mest plusieurs fois arrivé, durant mes heures de déprime, de souhaiter posséder un mortier. Je les bombarderais, les coulerais les uns après les autres, comme au tir au pigeon
Les goélands et les mouettes sont trop petits à cette distance, et un fusil me brûlerait les doigts. Les barcasses et les bateaux de pêche par trente mètres de fond, les « hyènes ailées » iraient quêter leur pitance ailleurs, me foutant une paix royale
léonine !
Je me suis installé à lhôtel. Juste une semaine
pour décompresser, effa-cer les récents relents dangoisse et dennui. Une sorte de sas avant dentrer dans une pièce inconnue fleurant bon la liberté. Ultime tentative avant la curée, la mémoire massaillit, me projetant dans le passé à la vitesse de la lumière. Javais lu plusieurs fois Le Derrick du Diable de Julius Katana, mais sans y avoir décelé la fameuse formule magique qui devait impliquer un grand chambardement mondial. Et pourtant
Comme une obsession, je dénichais toujours un prétexte pour me replonger dans ce bain littéraire. Jen avais appris chaque phrase par cur ; jaurais pu en faire la lecture à quelquun en commençant par la fin ; je métais glissé moult fois dans la peau de lauteur quand il décrivait certaines scènes
Sans men lasser, sans mavouer quen réalité, je traquais le paragraphe qui avait tout déclenché et tant effrayé linspecteur Flamand. Lextrait qui avait fait paniquer Marius lorsquil crut, mobservant en train de manipuler le classeur, quétait écrite en majuscules, sur le papier scotché en première ligne, LA REVELATION !
Demain matin, je pars, je déserte définitivement Marseille. Cette ville métouffe, moppresse. Oui, cest décidé, je men vais ! Rien que dy pen-ser, un sourire instinctif se dessine sur mes lèvres. Je me regarde dans la glace
on dirait une grimace.
Jai besoin dune bonne douche. Là, tout de suite, pour me laver du bruit, de la moiteur et du stress que véhicule cette cité pyromane
Je me déshabille, branche la radio qui trône sur une étagère au-dessus du lavabo, masquant en partie le miroir. Je capte une fréquence au hasard. On y évoque un bouquin ; daprès le journaliste, un futur best-seller : Lil du Dragon, de Marius Flamant
Flamant avec un t comme tango. Léchassier de Camargue, pas le Belge !
Bordel ! Ce ne peut être une coïncidence. Le revoilà ! Il a osé ! Le fourbe a encore menti
Son nom ! Il a triché ! Cest plus fort que lui
Il la esca-moté, de sorte que son pseudonyme, à une lettre près, ressemble à son vrai patronyme ! Deux frères jumeaux ! Et je ne peux mempêcher de constater tristement quArsène Lupin a revêtu la panoplie de Stephen King !
Il aura retrouvé les esquisses de ce roman que nous avions écrit de concert lorsque nous étions gosses, du côté de Plovan. Il sera retourné à Pretty Home, plusieurs années après le
massacre. Peut-être même sera-t-il passé auparavant par la case « serrurier ». Il se sera emparé du manuscrit inachevé et laura réécrit. Et si la maison était habitée, il aura endormi la galerie avec de belles histoires. Par exemple, la nostalgie de retrouver les lieux où, gamin, il vécut
Il aura demandé à visiter le grenier. Oui, jadis, il y contemplait les araignées en train de tricoter leurs toiles
Cétait beau. De lart ! Et il chouravera le moignon de roman. Avec son talent de conteur, cest sûr, sil rédige comme il raconte, il se ferait du fric avec cette drôle détoile qui bouffe lénergie des galaxies
Il a dû en rajouter des tonnes pour se faire autant remarquer dès son premier bouquin.
Je ressentis un désir incontrôlable dacheter ce best-seller que je navais pas eu lhonneur dimprimer. Juste pour vérifier sil avait changé, le salaud, ou sil parlait toujours, selon lexpression adéquate, comme un livre
La curiosité de savoir comment aurait fini notre histoire si nous avions pris la peine de lachever, au lieu de jouer à surfer sur le soleil, parodiant Icare, au risque de nous brûler les
yeux.
De par mon métier, je suis devenu une sorte de « baroudeur immobile » à ma façon. Jimprime les aventures vécues par des héros de pacotille. Au crépuscule, harassé par une journée dun travail qui me plaît mais me casse les oreilles, allongé sur mon lit et encore assourdi, je voyage à lhorizontale et endure des tourments que même en cauchemar je ne subis jamais.
Tout dun coup, après une pause publicitaire, une vieille rengaine vomit ses décibels surannés, et la voix de Charles Trenet remplit la salle de bains, chevrotante. Je lève les yeux au ciel. Le lustre, jaunâtre, reflète les rideaux qui ondulent devant la minuscule fenêtre donnant sur la rue.
Le soleil a rendez-vous avec la lune
Mais la lune n'est pas là et le soleil l'attend
Ici-bas souvent chacun pour sa chacune
Chacun doit en faire autant
La lune est là, la lune est là
La lune est là, mais le soleil ne la voit pas
Pour la trouver il faut la nuit
Il faut la nuit mais le soleil ne le sait pas et toujours luit
Le soleil a rendez-vous avec la lune
Mais la lune n'est pas là et le soleil l'attend
Papa dit qu'il a vu ça lui...
Et là, dans mon crâne, cela agit à la manière dun déclic. Un traumatisme qui révèlerait ma nature profonde après la disparition des inhibitions qui la rendent stérile.
Je me toise dans la glace, me caressant le menton, le front où une bosse disgracieuse est apparue comme par magie
Ma barbe, étrangement, est drue et marron foncé. Mes cheveux, dhabitude coupés en brosse, ont in-croyablement repoussé depuis hier. Je tâte mes muscles : ils se sont épaissis. Mes yeux ont rougi, les pupilles en sont dilatées.
Jai soudain envie de me gratter. Je sens mes poils pousser ; ils grandissent à vue dil et ma peau me démange. Je tâte mes bajoues : jai mal aux babi-nes. Je me suis légèrement griffé. Je claque des crocs, et cela produit un son de castagnettes. La semaine dernière, jétais presque chauve ; présentement, je suis hirsute. On dirait un hippie. Je change, me transforme
Me transforme en monstre de minuit. Cest héréditaire.
Je tends mon cou vers le lustre ; martyrisées, mes vertèbres craquent. Je suis fasciné, attiré par les lueurs qui dansent à sa surface. Cest un magné-tisme auquel je ne puis résister. Des ombres éphémères y ondoient, soit ébauchant le faciès dune louve, soit sa croupe. Je lève les bras, tentant dattraper ce ballon immobilisé dans ce ciel de ténèbres
Mais ce nest pas un ballon, je ne suis pas goal, et le hurlement que je pousse tend à prouver que les gens du voisinage sont en danger.
Jai limpression que ma gueule pourrait avaler cette boule suspendue, tant mes mâchoires sont largement écartées. Il est minuit.
MINUIT PILE !
FIN