La vielle naimait pas les gens et cela se savait.
Dans le village, la vieille faisait partie des meubles depuis longtemps. De ces vieux meubles qui ne ressemblent plus à rien mais quon garde, sans bien savoir pourquoi. Parce quon y est habitué et que ça ne vous gène pas au point de perdre cinq minutes pour le mettre à la casse. Et puis, quand on a des invité, ce vieux meuble inutile dans lequel on ne met plus rien peut toujours servir de sujet de conversation, de plaisanterie.
La vieille servait de sujet de conversation, à loccasion. Depuis le siège matelassé de leurs scooters, les jeunes se moquaient delle, de ses châles usés, de ses bas, de ses souliers sabots, de cette façon davancer, fléchie. Parfois, il y en avait un pour dire quelle se pliait ainsi pour ne pas montrer sa sale gueule, et puis quelquun rajoutait que cétait pour ne pas voir celle de ses contemporains pour qui elle affichait un dédain évident. Mais à défaut dêtre aimée ou respectée, la vieille sinscrivait finalement dans une fonction sociale, en tant que sujet de raillerie. Cest important dans une société davoir quelquun à placer en dessous de tous. Ca rehausse. Ca rehausse tous les autres.
Quand elle allait à la boulangerie, les autres femmes se poussaient pour la laisser passer en premier. Invariablement, elle prenait sa baguette, payait -toujours lappoint- et sen allait sans que personne ne lui ai adressé la parole.
Pourquoi les autres se poussaient-elles? Sans doute parce quon la disait mauvaise et que dieu sait ce quelle pourrait faire des maigres secrets de leur vies quelle pouvait entendre dans la boulangerie. Elle pourrait les dire, les répéter. A qui? On ne savait pas mais ce nétait pas là lessentiel. Quand on sait que
Enfin, on ma dit
Oui, moi aussi
Il y a quelque chose dabsolument insupportable dans le commérage. Pas tant la mesquinerie quil révèle de chacun de nous, le plaisir du petit vice caché de lautre. Non, cest plus abject que ça. Cest le bonheur de constater que lon nest pas le seul ou la seule à sombrer dans la médiocrité, la bassesse de chaque instant, la lâcheté crasseuse de lexistence. Comme si gratter la merde que lautre a collé aux fesses faisait sentir meilleur celle que lon porte.
La vieille ne les supportait pas. Tant les commérages que celles qui se poussaient sur son passage à la boulangerie. Elle sentait le poids du regards de ces femmes bien pensantes drapées dans leur vertu qui soffusquaient de sa seule présence. La vertu
A ses yeux, elle était bonne à remplir les églises et habiller joliment devant les autres un porno le samedi soir ou le mensonge du bonheur équilibré et empestant le rose, et les repas du dimanche. Mais là aussi, la vieille remplissait sa fonction: être celle que lon peut regarder de haut pour se sentir mieux devant le miroir, être celle qui permet aux autres de faire comme si leur société navait que cette malheureuse dont on pouvait rougir. Grand bien leur fasse
Certains se demandaient pourquoi, quelques fois, dans les rares occasions où elle sortait de chez elle, on pouvait la voir assise sur le banc en face de la grande croix du cimetière. Quelquun qui était passé près delle un jour -par mégarde, pensez-vous!- avait affirmé lavoir entendu marmonner pour elle-même en contemplant le Christ sur ses deux planches. On sétait bien sûr offusqué quelle puisse encore oser sadresser au Fils du Seigneur. Et que pouvait-elle bien trouver à lui dire? Marianne, la sur du garagiste, pensait que peut-être, elle se repentait de ses fautes. Personne navait été daccord avec elle. La vieille avait bien suffisamment répété à lépoque quelle ne regrettait rien.
Voici lagneau de Dieu, qui enlève le pécher du monde.
Le dimanche matin, la vieille nallait plus à léglise. Elle allait se promener sur les bords de la rivière, avec sa cane et sa lenteur. Elle flânait sur les berges, observant le cour de leau, immuable, que lhistoire des hommes navait jamais empêché dêtre là pour elle aussi souvent quelle le souhaitait. Peu importait à la vieille que sa teinte soit verdâtre, que quelques bouteilles de plastique affleurent. Leau était là et charriait sans sen soucier les vies de chacun dun bout à lautre des coins de la Terre.
Le dimanche matin, Roland nallait pas à la messe non plus. Il lisait le journal sur les bords de la rivière, assis sur une chaise qui restait là toute la semaine.
Roland était quelquun de bien. On le saluait quand il passait dans la rue, on le laissait passer devant tout le monde à la boucherie, et avec ce quil avait fait, cétait bien normal.
Ce quil avait fait
Roland avait souvent la sensation que cétait plutôt ce quon avait fait de lui. On lavait propulsé au rang de héros et de fierté locale. On lui avait accroché des bouts de fer sur la poitrine et quelques vieillards se rappelaient encore les exploits quil navait pas tout à fait commis.
Quand il voyait passer la vieille, le dimanche matin, ils se saluaient et évoquaient le dernier journal de vingt heure ou la température ambiante. Pas dintérêt hypocrite, simplement le plaisir de parler et de se sentir vivant. Puis elle continuait sa lente promenade et lui faisait encore semblant de se préoccuper de ce quil advenait de ses contemporains.
Ce matin-là, il faisait frais. La vieille avait mis un manteau et un foulard. Roland portait son immuable béret. Ils se croisèrent et échangèrent leurs politesses habituelles. Comme elle allait séloigner...
Pourquoi ce jours-là?
Mais elle se retourna vers lui:
- Roland, si vous le permettez, il y a quelque chose que je me suis toujours demandée. Depuis toute ces années, vous êtes le seul qui veut bien madresser la parole et me voir comme un être humain. Et pourtant, de tous ceux du village, sil y en a bien un qui devrait
Enfin, je veux dire
Vous me comprenez?
Roland plia son journal et ôta son béret comme on fait pour parler à une dame.
- Je vois ce que vous voulez dire, Clémence. Mais cest un peu loin, tout ça. Et puis nous, les anciens, on essaye de loublier et les autres passent leur temps à nous le rappeler.
- Je sais bien. Mais quand même
Cest bien Hans qui avait tué le fils Jourdain, qui était avec vous-autres, dans la montagne!
- Cest vrai. Mais nous, des fils, on en a tué aussi. Et je crois que dans le tas, y avait plus de pauvres couillons comme nous que de pourris. Je crois pas en avoir descendu beaucoup qui le méritaient. Vous savez, ça, ça vous laisse des choses dans la tête. Je sais bien que cétait la guerre. Mais ceux du village, ils me glorifient comme si jétais une vedette du foot. Et moi, jétais quun brave gars qui voulait pas partir travailler en Allemagne.
Il se leva et sapprocha de Clémence. Tous les deux observèrent leau en silence un moment, elle, appuyée sur sa canne, et lui, légèrement courbé, les deux mains jointes dans le dos.
- Vous savez, moi je crois que cest un peu le hasard qui fait les héros ou les salopards. Et je crois que souvent les salopards le sont pas tant que ça et les héros
Et bien, pas toujours non plus. Quand il vous ont rasée au village, moi, jétais pas daccord. Parce que javais pas limpression que vous ayez fait quelque chose de bien grave et que vouloir un peu de tendresse au milieu de ce merdier, moi je trouvais ça plutôt normal. Et puis
Vous savez pendant deux ans, on les a vu, nous, les braves citoyens, qui filaient doux, qui faisaient semblant de rien. Je peux vous dire quà lépoque, cétait eux qui avaient la tête baissée.
Une légère brise frôla les cheveux gris de Roland et il remit son béret. Un moment sécoula avec leau. Ni haine. Ni rancune. Juste comprendre quon ne comprend pas tout.
- Quand ils vous ont rasée et insultée et tout ça, cétait pas vous quils voulaient vraiment punir. Ils faisaient les offusqués mais ils ont fait pire, quasiment tous autant quils sont. Ils ont voulu se racheter. Faire comme sils étaient des gens bien. Vous et moi, cest pas si différent. Ils vous ont rejetée et mont applaudi pour oublier quils navaient rien fait; quils avaient été des lâches. Ce que vous aviez fait à lépoque, ça demandait un certain courage. Et plus dune en aurait fait autant si elle avait osée.
- Je ne leur en veux même plus, vous savez. Maintenant, jespère juste que devant notre Seigneur, tout sera dit et quon nen parlera plus.
- Peut-être
Ils se turent et ne dirent plus rien. Au bout dun moment, elle le salua.
Ce matin, je suis allé me promener au bord de la rivière. Il y avait un pêcheur, avec sa canne et son panier. Leau est toujours là, même si elle a pris les souvenirs de Clémence et Roland depuis longtemps. Alors jai pris deux ou trois vieilles rancurs et je les ai jetées dans les remous en espérant que leau me les emporte. Parce que cest peut-être mieux comme ça. Parce que les gens naimaient pas la vieille et que cela se savait.
Le 2/09/03