Je leur ai dit que le type était grand et maigre, dune minceur maladive, même, pour ainsi dire transparent et que son corps et ses épaules sagençaient selon un angle grotesque. Jai ajouté quil donnait limpression dun désordre fiévreux et surtout quil était couvert de sang.
Ils mont écouté avec une attention touchante. Ils ont pris des notes, passé quelques coups de fils et jai bien senti tandis que les ambulanciers emportaient, dissimulé sous un drap blanc, le corps sans vie de la huitième victime que jétais devenu quelquun de très important.
Dessentiel pour lenquête, ont-ils dit, avec une incontestable nervosité. Dans leur façon de se masser la nuque, dallumer une cigarette avec le mégot de la précédente, dans la constance avec laquelle leur front se barre dune ride fugace, il est facile de lire, en plus de la lassitude, que samorce un début dabandon, de renoncement. Ils ne peuvent plus ignorer que lhomme quils traquent conserve, depuis le début, plusieurs longueurs davance, quil samuse de leur désarroi, les nargue, se joue de leurs pièges grossiers. Je crois quils pressentent je le lis dans leurs yeux fuyants quils ne mettront pas de si tôt la main dessus.
Ma description, semble t-il, les a déçu. Ils se limaginaient vraisemblablement plus svelte, dune robustesse inimaginable et dune intelligence hors du commun. Une sorte dathlète à linstinct machiavélique devant lequel léchec aurait quelque chose de réconfortant.
Cest léternelle question du protocole. On voudrait toujours que les choses et les gens ressemblent à lidée quon sen fait, que le cérémonial de lexistence se déroule sans accroc, que rien absolument rien ne vienne déroger aux règles établies. Chacun rêve dun monde uniforme et prévisible dans lequel les assassins porteraient sur leur visage les stigmates de leur brutalité et les flics la marque indélébile de leur vertu. Le blanc dun côté, le noir de lautre.
La vérité se joue du protocole. Truque, élude, déforme. Dilue les couleurs, atténue les contours. Ce jour qui se lève, par exemple, cette aurore dans cette rue déserte, qui révèle de délicieux reflets mordorés, nuancés de rose, cette aube quon se plairait à confondre avec le préambule heureux dune journée délicieuse, et bien cette aube là nest-elle pas annonciatrice de mort et de cruauté ?
Moi-même, de quoi ai-je lair ? Avec mes cheveux gras, clairsemés, plaqués sur mon front dégarni, mon polo boutonné ras du cou, ma peau écailleuse et mes petits yeux porcins, puis-je inspirer autre chose quune pitié malsaine ? Si lon se fie aux apparences, je suis un pauvre type, un peu coincé, que sa condition de témoin capital porte au comble du bonheur.
Je ne me fais guère dillusions, je nintéresserai pas les flics très longtemps. Qui pourrait leur en vouloir ? Qui pourrait leur reprocher de sen tenir au protocole ? Cest tellement plus simple. Et puis, tout à fait entre nous, qui pourrait deviner que je cache, dans le coffre de mon auto, celle qui sinscrira très bientôt comme la neuvième victime ?